2 - Un miroir pour Vénus
3 - La psyché
4 - Le miroir et le Nu féminin
5 - Le portrait au miroir
6 - Le miroir dans l'atelier du peintre et 7- L'art du reflet
Le miroir convexe
Plus qu'une nécessité dans la création, le miroir convexe (ou le miroir sphérique) semble n'exister que pour démontrer la virtuosité et le savoir-faire de l'artiste. Il aurait été utilisé dans les ateliers avant le miroir plan. Avec cet étonnant médaillon de 24,4 cm de diamètre figurant un autoportrait le Parmesan amplifie l'effet de la perspective.
La main devant nous est énorme, valorisation de la main du peintre. Elle jaillit énorme, comme si on regardait à travers un judas de porte d'entrée, un visiteur dans un couloir médiocrement éclairé par une fenêtre éloignée. Francesco Mazzola, dit Le Parmesan (Parmigiano), a vécu de 1503 à 1540. Il n'est pas le premier à jouer du miroir convexe.
Parmi les toutes premières images de miroirs figurent celles de miroirs convexes ; l'une d'elles est introduite par Jan Van Eyck avec le tableau dit «Les époux Arnolfini» (1434) —dès l'âge du triomphe de la perspective— et l'autre par Quentin Metsys avec «Le prêteur et sa femme» (1514) :
Jan Van Eyck Les époux Arnolfini National Gallery, Londres | Quentin Metsys Le changeur et sa femme Musée du Louvre, Paris |
Le miroir entouré de miniatures sur la Vie de Jésus avec la Crucifixion à son sommet dévoile la mise en scène de l'œuvre. Van Eyck s'est représenté lui-même, vêtu de bleu, en train de peindre les époux Arnolfini. Au cas où on n'aurait pas compris, van Eyck a placé sa signature juste au-dessus (Johannes de Eyck fuit hic : était là) et non pas (a peint). Le spectateur est pris à rebours, comme s'il se retournait pour voir à son tour les personnes que les Arnolfini ont vu avant lui.
Par la mise en abîme que produit l'utilisation du miroir, Van Eyck fait rentrer le spectateur dans le tableau, c'est le petit personnage en rouge derrière le peintre.
Complément d'analyse sur le tableau dit "Les époux Arnolfini" — Pierre-Michel Bertrand établit, preuves inédites à l'appui, qu'il s'agit en fait d'un autoportrait de Jan van Eyck en compagnie de sa femme Marguerite. (P.M. Bertrand, Le portrait de Van Eyck : l'énigme du tableau de Londres, éd. Hermann, 2006.) — Jean-Philippe Postel, dans L'affaire Arnolfini (Actes Sud, 2016) analyse l'œuvre d'une manière complète, remet en question toute la littérature à ce sujet, et fournit les explications plus convaincantes qui soient. |
Robert Campin, alias le Maître de Flemalle, a peint le retable Werl conservé au Prado. Sur le panneau gauche se retrouve un miroir convexe où se reflète la fenêtre située à gauche, mais sans créer d'effet d'ouverture puisque deux grandes baies le font déjà.
Autour de 1500, deux allégories de la Prudence, de Hans Baldung et de Giovanni Bellini peuvent être rapprochées. Toutes deux posent à côté du miroir convexe.
Hans Baldung Grien, Allégorie de la Prudence Alte Pinakothek, Munich, 1529 | Giovanni Bellini, Allégorie de la Prudence (ou La Vanité) Accademia, Venise, c.1490 |
Restons à Venise avec le Titien :
Allégorie conjugale - c.1530
Allégorie de la Musique, c. 1600,
On est sans doute très près ici du thème des Vanités par l'image même de la mort. Mais on pensera plutôt à la représentation de l'amour durable et profond de ce couple. S'aimer, c'est accepter de vieillir ensemble.
Une vingtaine d'années plus tard, le flamand Jan MANDYN peignait la Tentation de saint Antoine qui figure aujourd'hui dans la collection du Dr Rau (exposée au Musée du Luxembourg en 2000).
Le saint est à gauche au premier plan. En suivant son regard vers la droite, Mandyn a figuré un petit miroir convexe tenu par un mort, ou plus exactement un transi, qui est ici une figure féminine. De quoi déstabiliser Antoine dans sa méditation :
La présence du sablier renforce le thème du passage du temps vers la mort. La "Vanité" est dès lors proche dans notre cheminement.
Restons en Europe du Nord mais passons au XVIIè siècle, grande époque des Vanités. En voici une due à Pieter Claesz où il se représente en train de peindre, sur le miroir sphérique d'une boule de verre (en même temps c'est une œuvre sur les cinq sens, voir ici le récent site artifexinopere de Philippe Bousquet).
Le miroir plan
Le troisième tiers du XVIIè siècle en effet a vu la production de miroir s'accroître et se perfectionner, suite à la création de la manufacture de Saint-Gobain sous le règne de Louis XIV, en même temps que ce souverain s'illustra par l'aménagement de la Galerie des Glaces du château de Versailles.
— d'une part, compléter ce que la construction même du tableau nous empêcherait de visualiser, par exemple le visage d'une personne qui nous tourne le dos comme dans cette toile de 1662-65 due à Vermeer :
Neuf personnes et un chien.
Au centre de la composition, dans un atelier ou une galerie de peintures, bien éclairés par la lumière des fenêtres situées à droite —et non pas éclairées depuis la gauche comme c'en était l'usage—, on voit la jeune infante aux cheveux blonds : Marguerite d'Autriche, héritière du roi Philippe IV nous regarde, alors que, de chaque côté d'elle, ses suivantes ou "meninas", Isabel Velasco et Agustina Sarmiento, ne sont attentives qu'à leur princesse. À droite de ce groupe, on voit la naine Maribàrbola qui nous regarde elle aussi et plus à droite encore le nain Nicolas de Portosato (que Foucault qualifie de bouffon italien) et qui caresse de son petit pied Iago, le gros chien endormi au premier plan. Plus en arrière, dans une relative obscurité, doña Marcela de Ulloa, une religieuse et dame de compagnie de l'Infante, surveille la scène en causant avec un courtisan nommé Diego Ruiz Azcona. Tout au fond, se détachant en noir sur le fond blanc d'une porte ouverte, un personnage regarde toute la scène, d'un regard surpris qui est l'opposé du nôtre, c'est José Nieto de Vélasquez, le chambellan (aposentador) de la Reine et frère du peintre officiel de la Cour d'Espagne. Aposentador lui aussi, mais du Roi, Diego Vélasquez est au travail, à gauche, le pinceau à la main et il nous fixe lui aussi.
L'élision du roi
Qui sommes-nous donc ? Nous sommes le spectateur du tableau. Mais aussi le modèle que Vélasquez peint. Trois siècle plus tard, Michel Foucault publie "Les Mots et les Choses". Dans le premier chapitre, intitulé "Les Suivantes", il propose une analyse subtile de ce célèbre tableau. « Nous regardons, dit-il, un tableau d'où un peintre à son tour nous contemple...» Le peintre, poursuit-il, nous attire dans le tableau par son regard et nous observons la disposition des lieux : aux murs, plusieurs grandes toiles, voilà que « parmi toutes ces toiles suspendues, l'une d'entre elles brille d'un éclat singulier... Dans ce jour étrange apparaissent deux silhouettes et au-dessus d'elles, un peu vers l'arrière, un lourd rideau de pourpre. Les autres tableaux ne donnent guère à voir que quelques taches plus pâles à la limite d'une nuit sans profondeur... C'est un miroir.» Le piège a fonctionné : "notre" image se reflète sur ce miroir. Mais ce n'est pas nous : « il s'agit là à n'en pas douter du roi Philippe IV et de son épouse Marianna.…» Bien sûr, l'Infante est venue se distraire et assister à la séance de pose de ses illustres parents, pas à notre passage… Avec un peu plus de recul nous verrions donc de dos le roi et la reine posant côte à côte comme le suggère l'image dans le miroir. Et Foucault de conclure sur le «vide essentiel» et l'élision du sujet, c'est-à-dire de l'absence du roi. Le plus drôle c'est que dans un des pastiches de cette œuvre, en 1957, Picasso avait fait disparaître le peintre !
Le retour du roi
Le problème c'est qu'avant 1834 le tableau s'appelait "La Famille Royale" et avait une autre signification que cette petite histoire de visite princière au peintre officiel. En fait, remarque Daniel Arasse, les connaissances historiques ont progressé depuis la publication de l'essai foulcaldien qu'il qualifie de "texte historiquement faux". Ces dernières années, Manuela Mena Marques, la conservatrice du Prado, a fait radiographier cette toile pour sa restauration. Résultat : il faut lire désormais "las Meniñas" dans une "version dynastique". En 1656 quand Vélasquez reçut la commande royale, Philippe IV avait le projet de marier sa fille Marie-Thérèse à Louis XIV —et de fait Vélasquez alla à Irun, s'occupa de ce mariage dans l'île des Faisans et revint mourir à Madrid le 7 août 1660— et de faire de sa fille aînée Marguerite son héritière. Le tableau officiel va donc présenter l'Infante en future reine d'Espagne. La radiographie permet de constater qu'un bouquet de fleur et un symbole du pouvoir royal existaient à la place de Vélasquez et de son chevalet dans la version initiale.
De plus, il ne se faisait pas de portrait du couple royal, donc pas de pose en couple. Le peintre officiel de la Cour peignait chaque roi ou reine séparément. L'image dans le miroir est pure fiction. De plus le couple royal n'est pas non plus le reflet de la face cachée de la peinture car l'image du miroir a été peinte avant que le chevalet ne fût planté dans ce royal atelier. Mieux : nous ne voyons pas aujourd'hui strictement ce qui fut peint en 1656 ! C'est qu'il est né peu après un fils au couple royal, Felipe Prospero, donc c'est lui le futur roi, tant pis pour Marguerite. Le scénario change : le tableau doit suivre. Philippe IV demande à Vélasquez de repeindre la partie gauche. Exit le vase de fleurs. Exit le courtisan portant le symbole du pouvoir. Le tableau perd son caractère d'histoire officielle.
Le triomphe de Vélasquez
Dès lors Vélasquez s'empare de la place vacante, y pose son chevalet, arbore sa croix de l'Ordre de St-Jacques reçu le 28 novembre 1658 et termine le tableau en 1659. Désormais, assis à son royal bureau dans sa chambre d'audience, Philippe IV peut devenir le spectateur de ce tableau ostentatoire. Et tous les jours constater la place formidable et anticonformiste qu'y occupe Vélasquez avec son autoportrait presque grandeur nature et son anti-tableau au premier plan. Sous le règne de Charles III, le peintre napolitain Luca Giordano, dit "Fa presto", fut reçu à l'Escorial : « Sire, c'est la théologie de la peinture» aurait-il tranché en voyant "Las Meniñas". Il aurait pu faire la comparaison avec "les époux Arnolfini", cette autre toile au miroir essentiel se trouvant alors dans les collections madrilènes. Vélasquez avait en quelque sorte déconstruit le miroir de Van Eyck, séparant ici la fonction du miroir et celle de la porte.
Sources :
- Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, coll. Tel. (§ I.1).
- Daniel Arasse, On n'y voit rien, Denoël, 2000, Folio essais. (§ L'Œil du maître)
- Daniel Arasse, Histoires de peintures, Denoël, 2004. Folio essais. (§ 17 Éloge paradoxal de Michel Foucault à travers "les Ménines").
- Victor Stoichita, L'instauration du tableau, Droz, 1999, (§ 8, plus biblio.page 413).
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Un objet parmi d'autres
Matisse a caché un miroir dans cet ensemble de formes. Mais à ce stade de l'évolution picturale, la présence ou l'absence du miroir importe peu. Matisse détourne le miroir de sa fonction première en réduisant tous les volumes aux deux dimensions.
Purement décoratif, c'est aussi le miroir de Dod Procter (1890-1972) – à ceci près que l'artiste anglaise a multiplié les sources de reflet avec des formes convexes…
Le miroir aussi large que le tableau
« Manet, par qui arriva avec l'Olympia, exposée en 1865, le scandale de l'art moderne, est sans doute le grand accélérateur de la peinture du XIXe siècle. Par ses sujets, ses cadrages, par sa manière, il révolutionne la peinture. Un bar aux Folies-Bergère, peint alors qu'il était déjà malade, est son dernier chef-d'œuvre (…) rassemblant en une seule opération — à vrai dire miraculeuse — un portrait, une nature morte et une scène de genre. Le tout formant un véritable « paysage urbain » où le miror se fait l'agent d'une double ruse : placé derrière la serveuse immobile et très muette, occupant toute la largeur du tableau, il reflète la salle, qui fait briller ses feux comme dans une buée. Mais aussi, mais surtout, il met le spectateur dans la position de l'interlocuteur de la serveuse, personnage dont on voit le reflet et qui logiquement devrait aussi se trouver devant elle. Mais voilà, il a disparu : ce n'est pas lui, c'est vous qui faites face au miroir et à la femme silencieuse au regard triste et absent. Entre elle et vous, il y a le comptoir, et la nature morte qui y est disposée : les bouteilles de bière et de champagne, la coupe de mandarines et les deux roses en frêle bouquet qui se détachent comme une féerie colorée et charnelle.…» (Jean-Christophe Bailly, Regarder la peinture. Cent chefs d'œuvre. Hazan, 1992.)
Joris Karl Huysmans s'enthousiasme pour ce tableau, présenté au Salon des Indépendants de 1880 : «Ici encore nulle précaution, nul arrangement. les gens entrevus dans la glace, tripotant des dominos ou graissant des cartes, ne miment pas ces singeries d'attentions si chères au piètre Meissonier, ce sont des gens attablés qui (...) jouent tout bonnement pour se distraire des tristesses du célibataire ou du ménage.»
Un miroir symbolique
P. - Auguste Hennequin (1762-1833)
La Philosophie écartant les images qui cachent la Vérité
Musée des Beaux-Arts de Rouen
Pour Kurt Schwitters, la forme du miroir peut donner un cadre au collage, tandis que la disparition du tain permet l'insertion de toutes les images que l'artiste sélectionne :
Sans titre. Assemblage auf einem Handspiegel, 1920-22