L'Allemagne du premier tiers du XXe siècle montre un passionnant exemple de l'engagement des artistes dans le champ politique, en l'occurrence en relation avec le mouvement socialiste qui s'oppose à la guerre. D'abord acceptée par Karl Liebknecht en août 1914, l'Union Sacrée est rompue en 1917. Les artistes militants dénoncent dès 1915 les horreurs de la guerre. La Révolution éclate, les trônes sont renversés. En Allemagne, c'est la fin des Hohenzollern et la proclamation de la République en novembre 1918. Des dizaines d'artistes, de disciplines et de courants divers, se regroupent alors sous l'étiquette de Novembergruppe à l'initiative de Max Pechstein (1881-1955) et Cesar Klein (1876-1954). Mais les artistes allemands se divisent devant l'insurrection spartakiste et la création du parti communiste allemand (KPD) en 1919 alors que s'organise la République de Weimar et que le Traité de Versailles est en préparation. Le nom même de Weimar — la ville où les députés se sont d'abord réunis pour rédiger une constitution avant de venir siéger à Berlin — évoque le chaos politique (dont des tentatives de putsch) tandis qu'une création artistique critique, d'une folle richesse et exubérance, ose tout représenter au risque de devenir symbole de décadence. Un congrès d'artistes progressistes se réunit à Düsseldorf en mai 1922. Surtout, en 1925, Gustav Friedrich Hartlaub (1884-1963), directeur de la Kunsthalle de Mannheim, organise l'exposition d'un groupe hétérogène d'une trentaine d'artistes et invente ainsi la Neue Sachlichkeit — dite en français « Nouvelle Objectivité », dans un contexte artistique où l'expressionnisme et le dadaïsme règnent encore. Parallèlement, à la faveur des épisodes de crises politiques et économiques, une extrême-droite agressive s'organise. Hitler qui prend le pouvoir en janvier 1933 ne tarde pas à réagir contre cette création contemporaine en la qualifiant d' Art dégénéré. L'exposition de Munich en 1937 constitue une entreprise de dénonciation qui dépasse les limites floues de la Neue Sachlichkeit.
1 - LE CHOC DE LA GUERRE
Avant même août 1914, l'expressionniste Ludwig MEIDNER (1884-1966) a peint des scènes de guerre qu'on pourrait dire prémonitoires, présentées à la Galerie Der Sturm de Berlin en novembre 1912.
Une ville bombardée, une ville détruite ! Mais c'est hors des frontières que les combats de la Grande Guerre vont semer la destruction et la mort; c'est en Pologne russe, en Belgique et en France que les soldats tombent.
Otto DIX dessine les victimes des gaz de combat à Templeux-la-Fosse (1916. National Galleries of Scotland - dessin publié en 1924). L'Allemagne perd deux millions de soldats dans ces combats et il y a quatre millions de blessés de guerre et de nombreux invalides qu'on retrouvera sur les caricatures et tableaux encore au début des années 1920.
Encore expressionniste, Heinrich VÖGELER réussit parfaitement à faire partager la souffrance des mères, des soeurs, des épouses.
Le Couple marié d'Heinrich HOERLE exprime l'idée d'un amour plus fort qui dépasse le drame du mari qui a perdu ses mains au front.
Comment représenter l'horreur de la guerre ? Otto DIX. Le retable "La Guerre" réalisée en 1929-32 reprend pour ce sujet d'actualité l'ancien dispositif pictural du triptyque (cf. par exemple le retable d'Issenheim du Musée Unterlinden de Colmar), devenu peu fréquent dans l'art contemporain.
Si l'Union Sacrée règne à l'été 1914, les députés socialistes ayant voté les crédits militaires au Reichstag, dès l'année suivante l'extrême-gauche la rejette. Des artistes vont alors rompre avec le militarisme et le patriotisme.
"Plus jamais la guerre !". Cette lithographie de 1924 est conservée au Musée consacré à Käthe Kollwitz, à Cologne en 1985.
Käthe KOLLWITZ (1867-1945). Guerre à la Guerre. Un autre musée consacré à l'artiste est ouvert à Berlin depuis 1986. Peter, le fils de l'artiste était mort à la guerre à 18 ans sur le front de Flandre. (Une exposition a été consacrée à l'artiste en octobre-décembre 2013 à la Galerie Saint-Etienne à New York.)
D'Otto GRIEBEL, ce Dimanche après-midi peint en 1920 nous montre la frustration du mutilé de guerre.
Otto DIX : "Les invalides de guerre" – dont le titre original est Die Skatspieler, 1920 (Neue Nationalgalerie Berlin). Ici, une thématique ancienne, celle des joueurs de carte, avec des cartes de tarot semble-t-il plutôt que de skat proprement dit.
Le grand nombre des mutilés, 800 000 amputés rien qu'en Allemagne, laisse des traces douloureuses. Le personnage de droite (avec la croix de fer) porte une prothèse de menton où Dix a mis son nom et son portrait! La Nouvelle Objectivité n'hésite pas devant le "mauvais goût" tout comme Dada à la même époque...
2 - LA RÉVOLUTION
La Révolution, comme la guerre, a été anticipée par l'expressionniste MEIDNER. C'est une révolution née de la guerre et de la défaite qui brandit le drapeau rouge, bien éloignée de la Liberté guidant le peuple de Delacroix un siècle plus tôt.
La société sombre dans la violence et le chaos à en croire cette "Nuit" de Max BECKMANN (1918-19, à la Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen de Düsseldorf). De nuit, trois personnages — dont le plus à droite a un air de bolchevik portant casquette et ressemblant fort à Lénine — agressent à leur domicile des particuliers qui écoutaient de la musique (phonographe par terre) et fêtaient un anniversaire (bougies renversées) : torture, viol et kidnapping.
L'engagement révolutionnaire succède à la chute de l'Empire et à la proclamation d'une République vite contestée. Plusieurs artistes de gauche forment un "Conseil ouvrier pour l'art". L'heure est venue de rompre avec l'art ancien : le 3 décembre 1918, juste un mois après le déclenchement de la Révolution, un groupe d'artistes fonde le Novembergruppe ainsi appelé pour honorer le mois qui vient de voir la chute du Reich et le triomphe de la Révolution. Le groupe comprenait aussi bien des peintres comme Max Pechstein, Otto Dix, Georg Grosz, Georg Griebel, ou Rudolf Schlichter, que des musiciens et des architectes dont des fondateurs du Bauhaus. On aurait compté jusqu'à 170 artistes dans ce groupe Novembre qui rassemblait des tendances esthétiques assez diverses puisqu'il y avait là Die Brücke (Pechstein, Schmitt-Rottluff, Heckel), le Blaue Reiter (Feininger, Compendank), d'anciens de Dada (Georg Grosz). Leur point commun était une foi dans le socialisme et pour beaucoup le communisme. Conrad Felixmüller avait fondé le groupe 19 de la Sécession de Dresde avec Otto Dix. Le Novembergruppe se décentralisa : la vie culturelle allemande n'était pas centralisée à Berlin !
Max PECHSTEIN est à l'initiative du Novembergruppe. Sa composition An alle Künstler est publiée dans une brochure du Novembergruppe en faveur de la Révolution. « La révolution nous a donné la liberté d'exprimer et de réaliser les vœux que nous faisions depuis des années » écrit Pechstein dans l'un des articles de ce pamphlet où il figure avec Lyonel Feininger, Klein, Meidner, et Tappert. « Nous devons choisir le socialisme » renchérit Meidner soulignant que les artistes doivent s'engager dans le débat politique.
A l'issue de la Semaine Sanglante de janvier 1919, le plus connu des leaders révolutionnaires socialistes est assassiné. Karl Liebknecht avait été le principal leader du groupe socialiste au Reichstag en août 1914. Mais dès 1915, avec Rosa Luxemburg, il fonda le mouvement spartakiste (Spartakusbund), avant de proclamer la République à Berlin (novembre 1918). De ce mouvement procède le Parti communiste (KPD). L'insurrection spartakiste de janvier 1919 a été brisée par le social-démocrate Noske : Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont assassinés. Engagés à gauche, certains artistes se retrouvent en prison tel Heinrich Vogeler qui avait cru en une République des Soviets à Brême en janvier 1919.
À bas Karl Liebknecht ! En 1919, l'assassinat de Karl Liebknecht, co-fondateur du mouvement Spartakus, inspira cette œuvre à George GROSZ. Au premier plan, des personnages à la grosse tête, habillés en bourgeois, évoquent les riches qui s'indignent du climat révolutionnaire. On retrouvera l'opposition bourgeois/ouvriers, riches/pauvres, à plusieurs reprises dans la peinture de la société de Weimar. La lutte des classes est une évidence dans l'Allemagne du début du XX° siècle.
Käthe KOLLWITZ auteure de ce Mémorial pour Karl Liebknecht figurait aussi dans le Novembergruppe. La gravure sur bois, outil caractéristique de cette artiste, a aussi été utilisée par Max Beckmann comme par Schmidt-Rottluff.
Le KPD adhère à la IIIe Internationale (Komintern) et de nombreux artistes s'encartent à ce parti — quitte à la quitter par la suite (Grosz dès 1923 après un voyage à Moscou). Plusieurs artistes de la Nouvelle Objectivité sont ainsi attirés par l'URSS naissante, Heinrich Vogeler s'y rend en 1923-24 ; il adhère au KPD en 1925-29 ; il retournera définitivement en URSS en 1931. Les Socialistes (fidèles à la IIe Internationale) se rallient au contraire la République de Weimar et même soutiennent le vieux maréchal Hindenburg à l'élection présidentielle contre Hitler...
Otto GRIEBEL (1895-1972) a peint L'Internationale, vers 1928-30. Socialistes et communistes allemands sont à leur apogée dans une société où 50 % des actifs sont classés comme ouvriers et où le syndicalisme est puissant.
Cette autre œuvre d'Otto Griebel, Exposition de marchandises bon marché (1923), est une aquarelle qui appartient au Musée Pouchkine, à Moscou. On peut y voir une dénonciation de l'exploitation capitaliste, à une époque où la société allemande est secouée par des crises (occupation de la Ruhr, chute du mark…)
Rudolf SCHLICHTER (1890-1955) peint ici une Grève à Berlin en 1923, autre aquarelle du Musée Pouchkine de Moscou. Schlichter a rejoint le Novembergruppe et le KPD à Berlin en 1919 avant de créer le Rote Gruppe avec Hartfield et Grosz.
C'est un autre piquet de grève, cette fois avec des ouvriers d'usine, que montre Conrad FELIXMULLER (1897-1977), artiste parfois rattaché à la Nouvelle Objectivité. En 1929, il écrivait : “Il has become increasingly clear to me that the only necessary goal is to depict the direct, simple life which one has lived oneself, also involving the design of colour as painting — in the manner in which it was cultivated by the Old Masters for centuries, until Impressionism and Expressionism, infected by the technical and industrial delusions of grandeur, rejected every affinity for tradition, ability and results, committing harakiri.” (cité par Sergiusz Michalski, 1994).
3 - CONTRE WEIMAR ET SON ARMÉE
Vite, la République de Weimar déçoit l'opinion progressiste. Les artistes de la Neue Sachlichkeit, souvent adeptes du marxisme, tendent à caricaturer le régime comme étant celui des possédants contre les prolétaires. Il leur est facile aussi de dénoncer le poids de l'armée — bien que réduite par le traité de Versailles — et des officiers dont beaucoup étaient d'origine nobiliaire. Sur ce sujet, Georg Grosz est inépuisable.
Après l'échec des Spartakistes, Georg GROSZ — qui a fait partie du mouvement Dada — réagit dans le n°3 de la revue Die Pleite (La Faillite - d'avril 1919) contre le général Noske à qui l'on doit le rétablissement de l'ordre républicain :
Au début de janvier 1920, George GROSZ illustre encore les couvertures du magazine satirique Die Pleite. C'est l'heure des vœux : « Kapital und Militär wünschen sich "Ein gesegnetes Neues Jahr !"» Grosz rêve de voir pendus le Capital et l'Armée...
"Gott mit uns" ? C'était ce qu'on disait tant que la guerre était favorable à l'été 14. Mais l'armistice de 1918 et le traité de Versailles — "Vertrag" qualifié de "Diktat" par les patriotes et les généraux déçus — ont renvoyé cette formule au passé.
L'Allemagne de Weimar a renoué avec le drapeau tricolore jadis arboré lors des révolutions de 1848:
George GROSZ : Les automates républicains, 1920. Au premier plan le mutilé de guerre en gris porte au revers de sa veste la Croix de Fer. Un "Hourra !" sort de sa tête. Son compère arbore le nouveau drapeau de la République.
Avec Crépuscule, (Berlin, 1922) Georg GROSZ montre au second plan un ancien combattant marchant à l'aide d'une canne d'aveugle tel un perdant de la société derrière un agent de la force publique ou un officier, tandis que les nouveaux riches ou profiteurs de guerre sa pavanent au premier plan. Le dossier Ecce Homo, feuille 16 ici, a valu à Grosz de passer devant un tribunal pour avoir insulté la morale publique.
En 1925 à la conférence de Locarno le chancelier Streiseman vient d'entériner les nouvelles frontières du pays (côté français la perte de l'Alsace et de la Moselle, et côté polonais la ligne Oder-Neiße).
Avec Les piliers de la société, 1926, GROSZ montre toute sa férocité ! Le journaliste couvert d'un pot de chambre ? Il tient devant lui des palmes, symbole de paix. Mais elles sont tachées de sang de même que l'épée de l'officier à monocle à l'arrière-plan (évocations des répressions et des crises de 1919 à 1923). Sous le menton de l'homme dont le crâne abrite un étron fumant en guise de cerveau une pancarte affirme "Sozialismus ist Arbeit". Pour une analyse plus complète.
Georg SCHOLZ : Les anciens combattants (détail).1921-22. Les anciens combattants ont été nombreux à rejoindre le nazisme, notamment en 1931 lors de la constitution du Front de Harzburg. Notez la discrète croix gammée épinglée sur la cravate de l'homme au premier plan à gauche. A l'arrière plan un bâtiment proclame "Zum eisernen Hindenburg" : il sera élu président de la République en 1932 contre Hitler avant de devoir l'appeler à la chancellerie du Reich en 1933.
4 - LES ARTISTES DE LA NOUVELLE OBJECTIVITE
En juin 1925 donc, à Mannheim, 36 artistes sont représentés lors de l'exposition consacrée à la Neue Sachlichkeit. Dans un article de la revue Germanica, (n° de 9/1991 consacré à ce courant pictural) l'historien de l'art Wieland Schmied (1929-2014) donne la liste des artistes exposés, tous nés entre 1888 et 1896 :
Albert Aereboe (1889-1970) Carl Josef Barth (1896-1976) Julius Bissier (1893-1965) Leo Breuer (1893-1975) Heinrich M. Davringhausen (1894-1970) Otto Dix (1891-1969) Ernst Fritsch (1892-1965) Otto Griebel (1895-1972) Carl Grossberg (1894-1940) George Grosz (1893-1959) Karl Günther (1885-1951) Wilhelm Heise (1892-1965) Heinrich Hoerle (1895-1936) Karl Hubbuch (1891-1979) Arthur Kaufmann (1888-1971) Bernhard Klein (1888-1967), Bernhard Kretzschmar (1889-1972) Otto Nagel (1894-1967)
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Kay H. Nebel (1888-1953) Oskar Nerlinger (1893-1969) Anton Räderscheidt (1892-1970) Franz Radziwill (1895-1983) Wilhelm Rudolph (1889-1982) Georg Schrimpf (1889-1938) Rudolf Schlichter (1890-1955) Wilhelm Schnarrenberger (1892-1966) Christian Schad (1894-1982) Georg Scholz (1890-1945) Franz Sedlacek (1891-1945) Frank Wilhelm Seiwert (1894-1933) Niklaus Stöcklin (1896-1982) Ernst Thoms (1896-1953) Eberhard Viegener (1890-1967) Karl Völker (1889-1962) Rudolf Wacker (1893-1939) Gert H. Wollheim (1894- New York 1974) |
À cette liste déjà longue, d'autres noms doivent être ajoutés, comme Käthe Kollwitz (1867-1945), ou Conrad Felixmüller (1897-1977), mentor d'Otto Dix, militant du KPD, qui participa à l'insurrection spartakiste en janvier 1919, voire Max Beckmann (1881-1955) — quoique surtout expressionniste. La Neue Sachlichkeit des peintres et dessinateurs s'insère dans un vaste mouvement de création qui s'étend aux œuvres photographiques Blossfeldt, Albert Renger-Pätzsch, ou August Sander, sans oublier l'école du Bauhaus, le théâtre politique d'Erwin Piscator et de Berthold Brecht, voire le cinéma d'un Georg Wilhelm Pabst. La Neue Sachlichkeit s'est vu reprocher d'être insaisissable parce que regroupant des phénomènes hétérogènes et seulement rapprochés parce que contemporains. Certains étendent le concept à la littérature, avec par exemple Hans Fallada, et c'est toute l'expérience weimarienne qu'il faudrait alors considérer, celle d'un regard qui dépoétise le monde. Mais si nous nous limitons ici aux peintres, il reste qu'une connotation ironique, corrosive, contestataire, transgressive, voire agressive, caractérise généralement leurs œuvres.
Cette œuvre de Schlichter est la preuve que le dadaïsme, comme l'expressionnisme, a influencé les artistes regroupés sous le label Nouvelle Objectivité.
5 - LA NOUVELLE OBJECTIVITÉ ET LA SOCIÉTÉ ALLEMANDE
Dénoncer les profiteurs de guerre, les capitalistes de la République de Weimar. Peindre les changements sociaux résultant de l'industrialisation, les effets de la crise de 1923, etc. La peinture sous Weimar est une peinture sociale.
La presse devenue libre après la censure de la guerre contribue au renouveau de la vie démocratique. Mais ce tableau de Georg Scholz illustre plutôt une société duale, inégalitaire, symbolisée par la marche contraire des personnages. Le riche file en voiture d'un côté. Les pauvres à pied de l'autre.
La dénonciation des profiteurs de guerre, comme ici du trafiquant du marché noir, se retrouve dans cette œuvre datant de 1921 de H.M. DAVRINGHAUSEN au Los Angeles County Museum of Art.
La Nouvelle Objectivité aboutit souvent à donner une vision catastrophique de la société. Les artistes engagés n'hésitent pas à montrer les inégalités et injustices qui triomphent dans l'immédiat après-guerre. Ils peignent les victimes, les mutilés qui mendient dans la rue. Ils peignent à l'opposé les nouveaux riches arrogants, les bourgeois satisfaits et jouisseurs.
Otto DIX : Pragerstraße. Rue de Prague, 1920. Sur le journal : "Juden raus !" (les Juifs dehors !). C'est une rue commerçante où Otto Dix vécut à Dresde. L'antisémitisme a été relancé par l'extrême-droite dès le début de l'après-guerre.
Encore Otto DIX avec ce tableau de 1920, où le Vendeur d'allumettes (Mannheim, Kunsthalle) est un invalide amputé des pieds. D'où l'opposition quasiment obscène avec les pieds joliment chaussés des passants.
Georg GROSZ. Scène de rue à Berlin. 1922-23. Noter le couvre-chef comme marqueur social. Noter les chapeaux des dames sur leurs cheveux courts, un changement qui se diffuse dans les années vingt.
De Georg GROSZ encore cette "Journée Grise". Berlin, 1923. Derrière l'arrogant bureaucrate — qui louche et arbore une décoration —, passent un soldat mutilé et un ouvrier tandis qu'un personnage à lunettes frôle les murs, le tout sur fond d'usines en activité. 1923 c'est l'année de l'occupation de la Ruhr par les Français convoitant le charbon pour ses réparations de guerre, et la pire inflation que l'Europe ait jamais connue.
De GROSZ, encore, L'Agitateur, en date de 1928. Tambour, clairon, croix de fer : un ultra-nationaliste pesant 1 % aux élections de cette brève époque de prospérité avant l'éclatement de la crise mondiale — qui dès 1930 donnera 10% des voix aux nazis lors des législatives. Des personnages caricaturaux le contemplent tandis qu'une botte géante, pendant du sabre du premier plan, pourrait tout écraser…
Mais la bonne société s'amuse :
Saisi par les Nazis comme exemple d'art dégénéré, "Triptyque de la grande ville" (1928) d'Otto DIX peint un monde où les nouveaux riches retrouvent la fête, écoutent du jazz, dansent le charleston tandis qu'à deux pas — panneaux latéraux — les prostituées vendent leurs corps devant mendiants et mutilés. A ne pas confondre avec "Metropolis" peint en 1917 :
Ce "Metropolis" de 1916-1917 c'est Berlin (Collection Thyssen-Bornemisza, Madrid). L'œuvre est inspirée du Futurisme italien (Bella, Boccioni…) de l'immédiat avant-guerre pour sa composition et suggère l'agitation effrayante des habitants de la grande ville. L'œuvre avait été acquise par la Kunsthalle de Mannheim peu avant l'exposition Neue Sachlichkeit.
L'agitation folle de la grande ville est aussi le thème de cette autre œuvre de Georg Grosz, intitulée "A Oskar Panizza", où on assiste à une sorte de danse macabre avec un squelette promené en pleine rue. "J'ai peint cette protestation contre l'humanité qui était devenue folle" écrira plus tard l'artiste à propos de cette œuvre.
Loin de l'agitation démente d'un Georg Grosz, d'Ernst FRITSCH a choisi un style sans fioritures pour sa Jeunesse dorée . Devant ces couples sages — et qui ne semblent pas si jeune que le titre le laisserait supposer — on se rappellera toutefois que le Berlin des années vingt a une réputation plu sulfureuse.
Plus osé en effet, Rudolf SCHLICHTER donne ici une scène de cabaret, avec danseuses aux seins nus, spectacle qui est devenu très populaire à Berlin durant la république de Weimar. Il y eut même des cabarets communistes qui montèrent des spectacles satiriques et firent des tournées en province.
Pour ce Concert de 1932, Leo BREUER a choisi un procédé original consistant à marquer les contours d'une ligne blanche.
"Kurfürstendamm" (1925), grande artère berlinoise, inspira ici Georg Grosz, à l'époque où Alfred Döblin écrivait "Berlin Alexanderplatz" (publié en 1929). Devant la porte d'un commerce de tabac, un soldat blessé demande l'aumône. Passe devant lui un bourgeois qui allume une cigarette et n'accorde aucune importance à l'invalide de guerre. La dénonciation de l'injustice et de l'hypocrisie de la société allemande d'après-guerre reste une marque de l'œuvre de Grosz. (Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid).
Rudolf SCHLEICHTER, "Berlin Hausvogteiplatz" (1928). C'est la quartier de la confection comme l'indique le magasin que l'on aperçoit à la gauche de l'œuvre. On note encore que la grande majorité des passants portent chapeau.
La Neue Sachlichkeit n'a pas négligé le portrait. Karl HUBBUCH (1891-1979) est un peintre satirique, voire féroce ! Le thé de l'après-midi, (1930) est une petite toile de 20 x 30 cm. (Lot 173 de la vente Sotheby's, Londres, 22 juin 2004).
Karl HUBBUCH peint aussi bien des bourgeoises à l'heure du thé que des prostituées avec un riche client. Le style de Karl Hubbuch se reconnaît dans cette huile sur toile, Bruno et ses dames (c. 1932). Galerie St.Etienne, New York.
La peinture de nu a évolué de l'idéalisme et du réalisme vers le constructivisme si l'on s'en tient à cette œuvre d'Heinrich HOERLE qui cinq ans auparavant figurait à l'exposition de Mannheim. Décidément, la Neue Sachlichkeit n'entre pas dans des règles strictes, aucun manifeste n'en a imposées, et très vite les artistes suivent des inspirations divergentes.
Le célèbre Autoportrait au modèle de Christian SCHAD appartient au Los Angeles County Museum of Art.
L'accusation de décadence morale — avec jusqu'à des scènes d'orgie — a été souvent attribuée à l'époque de Weimar. Ici avec Marcel RONAY s'ajoute sans doute une intention anticléricale qui peut faire penser à la tragédie satirique et grotesque qu'est Concile d'Amour d'Oskar Panizza (1894).
Georg SCHOLZ. Autoportrait devant une colonne publicitaire (dite Litfaßäule, nous dirions une colonne Morris). 1926. Landesmedienzentrum Baden-Württemberg, à Stuttgart. Difficile à priori de rattacher à la Neue Sachlichkeit ce portrait aussi finement réalisé. Mais la société allemande c'est aussi des concessions automobiles, ici Mercedes si l'on en croit la vitrine.
6 - LA NOUVELLE OBJECTIVITÉ ET LE PAYSAGE INDUSTRIEL
La civilisation industrielle a succédé au monde rural ancien. La ville, les usines, sont des sujets pour Beckmann, Schlichter ou Felixmüller... Le paysage industriel a été peint — accompagné ou non d'ouvriers — par Radziwill ou Reyl-Hanisch,
Max BECKMANN. La Passerelle. 1922. Peintre très en vogue sous la République de Weimar avant d'être rejeté par le IIIe Reich. Ici les cheminées crachent à qui mieux mieux, en ville et sur le Main.
Un soleil de fin d'après-midi brille sur l'usine, pourtant les visages des deux ouvriers sortant de l'usine restent bien nets malgré le contre-jour. Conrad FELIXMÜLLER (1897-1977). Staatliches Lindenau Museum, Altenburg.
Conrad FELIXMÜLLER : Un quartier de la Ruhr. 1920. L'Allemagne puissance industrielle repose sur les industries de la Ruhr — que les Franco-Belges vont occuper en 1923 au titre des "réparations en nature".
Leo BREUER : Le charbonnier. 1931. La puissance industrielle de l'Allemagne repose sur le charbon. Ici, un livreur de charbon à domicile.
Heinrich VÖGELER (1872 - 1942) : Le Docker de Hambourg. 1928. Il est connu comme peintre du monde ouvrier. Après un premier voyage à Moscou en 1923, il revient en URSS en 1925 pour le compte du Secours Rouge International (SRI). Il lui est impossible de rentrer en Allemagne quand Hitler prend le pouvoir en 1933. L'artiste reste donc en URSS et meurt au Kazakhstan en 1942, exilé par le régime stalinien en tant qu'Allemand.
Le chimiste de Fred SEDLACEK est aussi un autoportrait. La chimie, autre force de l'économie allemande ! Une utilisation très rigoureuse de la perspective contraste avec les pratiques de la plupart des artistes des courants picturaux du temps.
Herbert von REYL-HANISCH : Le Duel. 1930. Une triste histoire mais un beau paysage industriel : usines bien polluantes, vapeur sur le fleuve, train de marchandises…
Herbert von REYL-HANISCH : La poursuite. 1932. Certains croient y voir une bagarre avec des nazis dans un paysage industriel. Le rapprochement avec l'autre toile, Le Duel, de 1930, pourrait nous faire douter de la lecture politique de cette œuvre.
Georg SCHOLZ. Les paysans-industriels. L'empereur Guillaume II — qui s'est réfugié en Hollande lors de la Révolution de novembre 1918 — trône encore sur le secrétaire au fond de la pièce. Par la fenêtre, on aperçoit du matériel agricole moderne : l'Allemagne de 1925-30 est le pays le plus moderne d'Europe par son économie... Mais qu'en est-il de l'esprit des gens ? La mécanique envahit leur univers même si la croix d'un missel trône au centre. (Le Zentrum est alors le grand parti catholique du Reichstag).
7 - FACE À LA CRISE ET AU NAZISME
La crise économique submerge l'Allemagne en 1930. Ses effets sont catastrophiques sur toute une société qui avait retrouvé la prospérité depuis la réforme monétaire de 1924 (qui avait mis fin à l'hyperinflation du Mark et à ses conséquences sociales terribles). Les élections de 1930 à 1933 montrent les limites de l'influence de la gauche (SPD et KPD) et le raz-de-marée du vote en faveur du nazisme qui prétendait renverser « le Système ».
C'est la crise. Les cheminées d'usine ont arrêté de fumer. Rudolf SCHLICHTER. Stillgelegte Fabrik (Usine fermée) 1932.
Franz RADZIWILL : Der Streick (la Grève). 1931. Bientôt la montée énorme du chômage rendra la grève moins fréquente. Le parti nazi recrute ses SA parmi les six millions de chômeurs.
John HARTFIELD publie des photomontages dans AIZ (Arbeiter Illustrierte Zeitung). N° de septembre 1933 : Hitler une marionnette entre les mains de l'industriel Thyssen. Le parti nazi (NSDAP) a reçu des subventions de nombreux industriels.
Autre photomontage de Hartfield : Goebbels persuadant Hitler de porter une barbe comme Karl Marx pour s'adresser à la classe ouvrière. AIZ.
GROSZ. L'interrogation. Dès 1933, les violences des nazis provoquent un mouvement d'exils politiques. Georg Grosz quitta l'Allemagne en 1933 pour les Etats-Unis, où il réalisa cette œuvre ; il revint à Berlin en 1958 et y mourut l'année suivante. Leo Breuer émigra lui aussi, mais la France l'interna au camp de Gurs.
Heinrich VOGELER, que l'arrivée au pouvoir d'Hitler empêche de rentrer en Allemagne peint en 1934, Le Troisième Reich, où l'on voit la tête d'Hitler, hurlant comme un fou avec les yeux en forme de croix gammées, sur une ville imaginaire dont les citoyens sont en proie aux exactions de l'État. On brûle des livres au premier plan.
D'UNE EXPOSITION A L'AUTRE
L'expression Neue Sachlichkeit est née de l'exposition de 1925 à Mannheim. Le mouvement est alors à son apogée, mais il n'a eu ni programme ni manifeste, contrairement au Futurisme ou au Surréalisme. Les reproductions qui suivent démontrent une large hétérogénéité esthétique. Ce courant des arts plastiques ne se limite pas à la peinture : le dessin, le collage, la peinture, la photographie – voire des techniques mixtes – s'imposent à ces hommes et femmes qui entendent se distinguer de l'Expressionnisme ou de l'Abstraction pour se replonger dans le réalisme. Cette nouvelle représentation de la réalité n'exclut rien de trivial, ni la guerre, ni la ville, ni la crise économique et sociale. Elle prend souvent le chemin d'une dénonciation de Weimar par des artistes allemands dont beaucoup ont adhéré au communisme ou au socialisme.
Douze ans après Mannheim, l'installation du régime nazi prélude à la condamnation des artistes de la Neue Sachlichkeit : une nouvelle exposition les voue aux gémonies sous l'étiquette infamante d'Art dégénéré, d'Entartete Kunst, à Münich en 1937. Pour ces artistes, en partie qualifiés de “judéo-bolcheviques”, c'est le début de l'exil intérieur, mais quelques-uns avaient émigré dès 1933, tel Georg Grosz qui se vit retirer la nationalité allemande et devint citoyen américain, ou comme le peintre socialiste Hans Baluschek . Ils avaient été qualifiés d'artistes marxistes et s'étaient vu interdire toute activité professionnelle en Allemagne. De même que Käthe Kollwitz et beaucoup d'autres.
Les œuvres que les nazis montrent et condamnent en 1937 comme “Art dégénéré” sont prioritairement celles des peintres communistes : 40 œuvres de Felixmüller y figurent et 150 de ses œuvres seront détruites — sans compter celles détruites par le bombardement de son appartement berlinois en 1944. Davringhausen, par exemple, voit environ 200 de ses œuvres retirées des musées allemands et 600 dans le cas de Schmidt-Rottluff.
La 5è salle de l'exposition de Münich, “l'insondable saleté” regroupait des artistes comme Ernst Kirchner, Max Beckmann ou Oskar Kokoschka. Comme quoi les artistes de la Neue Sachlichkeit n'étaient une école très structurée. Ci-dessous, Goebbels visitant l'exposition bavaroise.
Le classement comme “Art dégénéré” est bien plus vaste que la seule Neue Sachlichkeit. Elle visait à peu près tout l'art contemporain : 730 œuvres d'une centaine d'artistes. Parmi eux : Max Beckmann, Hans Bellmer, Heinrich Campendonk, Lovis Corinth, Heinrich Maria Davringhausen, Otto Dix, Max Ernst, Lyonel Feininger, Conrad Felixmüller, Georg Grosz, Raoul Hausmann, John Heartfield, Erich Heckel, Karl Hofer, Alexej von Jawlensky, Wassili Kandinsky, Ernst Kirchner, Paul Klee, Cesar Klein, Oskar Kokoschka, Otto Mueller, Edvard Munch, Emil Nolde, Max Pechstein, Karl Schmidt-Rottluff, Kurt Schwitters…
Comme pour les livres condamnés par le nazisme, un autodafé de peintures a eu lieu le 20 mars 1939 dans la caserne des pompiers de Berlin.
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A partir de ce moment de 1925 qui a fait connaître la Neue Sachlichkeit j'ai voulu donner un aperçu de ce que ces peintres réunis le temps d'une exposition ont produit en témoignage de leur temps, depuis la guerre mondiale jusqu'à l'arrivée de la dictature nazie. Il est clair que cette peinture allemande n'est pas assez connue en France. Il est clair aussi que la Nouvelle Objectivité n'a rien d'un cadre strict et que plusieurs influences principalement celles du cubisme, du futurisme et surtout de l'expressionnisme se retrouvent dans les œuvres. En somme, plusieurs de ces artistes restent catalogués comme expressionnistes.