— UNE INTRODUCTION —
Au-delà de la destination romaine des peintres du Nord de la Renaissance vers l'Italie, vers Rome, Naples et Florence, au-delà du « grand tour » des aristocrates du XVIIIe siècle, une curiosité sans précédent s'est emparée des esprits cultivés pour les pays au Sud et à l'Est de la Méditerranée : la lumière, les couleurs sont recherchées, mais aussi l'Autre : la civilisation voisine, l'Islam et sa société exotique, tout un passé lointain à découvrir, celui de civilisations disparues, sans oublier le monde de la Bible et les racines du monothéisme — les raisons ne manquent pas pour justifier la recherche de nouvelles images.
L'Orient dans l'air du temps
Justement, lors de l'Expédition d'Egypte de Napoléon Bonaparte en 1798, des dessinateurs ont pris le chemin de l'Orient. Vivant-Denon (1747-1825) publie en 1802 Voyages dans la basse et la haute Egypte, le récit est illustré de ses dessins. Dans la foulée, tout un mouvement porte vers cet Orient brillant et mystérieux. Chateaubriand publie en 1811 son Itinéraire de Paris à Jérusalem. Champollion déchiffre la pierre de Rosette en 1822. Le Grèce s'est soulevée depuis 1821, elle attire le poète Byron. En 1827 la bataille de Navarin se solde par la destruction de la flotte de Méhémet-Ali et attire le regard occidental vers ses prétentions du vice-roi d'Egypte. Edward William Lane débarque à Alexandrie et entreprend de traduire les Mille et Une Nuits ce qui lui prendra quinze ans. Juste après Navarin, Alexandre-Gabriel Decamps part pour le Caire et en revient enturbanné à la mode bédouine en 1828 ; au Salon de 1831, il expose plusieurs toiles qui lui valent une réputation d'“inventeur de l'Orient”.
Alexandre Decamps. Cadji bey ou La Patrouille turque. The Wallace collection, Londres.
En 1829, Victor Hugo publie Les Orientales et un an après intervient la prise d'Alger par l'expédition française prélude à la conquête de l'Algérie, incitant à s'y rendre des peintres comme Horace Vernet, Théodore Chassériau ou Adrien Dauzats.
Adrien Dauzats, 1853, Palais des Beaux-Arts de Lille. (plus de détails)
La conquête de l'Algérie avait débuté en juin 1830 par un débarquement français à Alger. La résistance trouva dans le relief accidenté de la Kabylie de quoi s'opposer aux envahisseurs tandis que l'émir Abd-el-Kader proclamait le jihad. Il sera vaincu en 1847. Très romantique cette nature imposante...
C'est l'une des plus grandes œuvres de l'histoire de la peinture avec ses 21 mètres de long ! (plus de détails).
Au cours du XIXe siècle, l'Empire ottoman dont relevaient initialement tant les Balkans et la Grèce, que l'Algérie et le Moyen-Orient, devint « l'homme malade de l'Europe » ; mais c'est encore la peste qu'on risquait de rapporter d'Orient, justifiant que les voyageurs dussent séjourner à leur retour en quarantaine dans des lazarets, à Toulon ou à Marseille. Puis Marseille devint surtout la porte de l'Orient quand le canal de Suez fut ouvert.
L'ouverture du canal de Suez en 1869, en amplifiant le rôle du port de Marseille, fut aussi le moment où de nombreux artistes, de nombreux peintres, se trouvèrent invités aux cérémonies d'inauguration du canal — le 17 novembre 1869 — en compagnie de l'impératrice Eugénie et de l'empereur François-Joseph d'Autriche. On donna la première d'Aïda de Verdi pour l'occasion. Outre le sculpteur Bartholdi qui en rapporta des photographies, la délégation comprenait les peintres Belly, Frère, Fromentin, Gérôme, Imer, Vacher de Tournemine, et Narcisse Berchère, qui, déjà chargé par Ferdinand de Lesseps de témoigner des travaux, en avait rapporté des croquis et un livre “Le désert du Sinaï, cinq mois dans l'isthme”.
Mais tous les peintres qui se rendirent en Orient — du Maroc à l'Egypte en passant par Constantinople — n'eurent pas autant de facilités que ceux de cette délégation. En dehors de ces invités, les artistes paient leur voyage de leurs deniers alors que les autres font partie de missions officielles. Leopold Alfons Mielich se rendit en Egypte pour raisons de santé et se mit à la peinture en autodidacte.
L'Orient, une activité professionnelle
Précurseur de l'Orientalisme et des savants de l'expédition de Napoléon Bonaparte, Louis-François Cassas passa l'année 1785 à parcourir l'Empire ottoman. Il était missionné par le comte de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à Contantinople. Le Musée des Beaux Arts de Tours possède de cet artiste une gravure tirée de son aquarelle du Sphinx sur fond de pyramide et ses dessins des ruines de Palmyre et du fort du sultan Qâyt-Bây à Alexandrie.
Entrons dans le XIXe siècle. Adrien Dauzats fit partie de la mission officielle envoyée en Egypte pour organiser le voyage de l'Obélisque de Louxor jusqu'en France ; ensuite en 1839 il a voyagé en Algérie, au temps de la conquête. Théodore Chassériau s'y rendit en 1846 sur l'invitation du calife de Constantine Ali Ben Ahmed. Recommandé par son maître Chassériau, Alberto Pasini rejoignit une mission diplomatique française, parcourut Turquie, Perse, Egypte et Arabie. Léon Belly se retrouva en mission au Liban, en Palestine, en Egypte en 1850 comme dessinateur de la mission scientifique de Caignard de Saucy et Edouard Delessert, mission qui explora la Mer Morte. Le voyage de Maurice Bompard en Algérie et Tunisie en 1882 avait été financé par une bourse. Aidé financièrement par Antoine de La Rochefoucauld, Emile Bernard partit s'installer en Egypte en 1893 : il y séjourna dix ans et s'y maria. Boutet de Monvel sera invité du général Lyautey pour peindre le Maroc au début du protectorat.
L'égyptologie en plein essor attirait les peintres orientalistes. Par exemple, le jeune peintre néerlandais Willem de Tamars Testas, connu pour son tableau Le dernier des mameluks, accompagna Prisse d'Avesnes en Egypte entre 1858 et 1860, dans une expédition financée par le Ministère de l'Instruction publique et accompagnée d'un photographe. Les Funérailles d'une momie de Bridgman , l'élève de Gérôme, figurèrent au Salon de 1877 à Paris.
Certains firent des voyages assez brefs et d'autres s'installèrent pour longtemps. Le périple d'Ippolito Caffi en 1843-1844 lui fit traverser la Grèce, traverser la Turquie, la Palestine, l'Egypte, et revenir via la Grèce : un circuit classique qui lui permit de peindre le Parthénon, le Bazar de Constantinople, une vue de Suez, une caravane au pied des pyramides et l'effet du simoun dans le désert de Nubie.
Au rang des plus voyageurs, Jean-Léon Gérôme alla huit fois en Orient entre 1850 et 1880 et Eugène Girardet se rendit huit fois au Maghreb. Fausto Zonaro, nommé en 1896 peintre officiel de la cour impériale s'établit chez les Ottomans et le sultan lui commanda des peintures d'histoire dont un tableau sur la prise de Constantinople par Mehmed II. Pour certains cet Orient ne fut qu'une étape : après avoir traversé Egypte et Perse dans les années 1870-1880, Edwin Lord Weeks s'est spécialisé dans la peinture de l'Inde anglaise. L'attrait de l'Orient touchait toutes les nations européennes : la France, l'Angleterre, l'Ecosse, la Belgique, les Pays-Bas, l'Italie, l'Espagne, la Suisse, l'Autriche-Hongrie, l'Allemagne, la Pologne, la Russie... et même les Etats-Unis.
L'Orient, la réception et la reconnaissance sociale
Les Salons permettaient aux peintres voyageurs de se faire connaître, de prospecter la clientèle, et éventuellement d'être reconnus par les autorités. Chaque année, le Salon exposait aux visiteurs parisiens les œuvres envoyées par les Orientalistes, particulièrement sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire. La IIIe République connut une multiplication des instances dédiées aux peintres voyageurs. En 1893 la Société des peintres orientalistes français fut fondée par un groupe de peintres comprenant Jean-Joseph Benjamin-Constant, Maurice Bompard, Etienne Dinet, Jean-Léon Gérôme ou encore Paul Leroy. Elle connut la concurrence la Société des artistes algériens et orientalistes fondée en 1897 et de la Société coloniale des artistes français fondée en 1908 et active dans l'Entre-deux-guerres, que préside Fouqueray également peintre du Ministère de la Marine depuis 1908.
Les Expositions représentaient également un grand moment pour la diffusion des œuvres des Orientalistes. Charles-Théodore Frère fut exposé à Paris aux expositions universelles de 1855, 1867 et 1878. Etienne Dinet participa à celle d'Anvers en 1894. Ludwig Deutsch obtint une médaille d'or à l'Exposition Universelle de 1900. Le peintre hongrois Arthur von Ferraris a été présent aux Expositions Universelles de Paris en 1889 et à celle de 1900 où Maurice Bompard exposa six tableaux sur l'Algérie. A la même époque on expose les Orientalistes aux Salons des artistes français sans compter les Salons de diverses villes européennes comme Berlin ou Munich, ou la Royal Academy à Londres. N'oublions pas les Expositions coloniales : celles de Marseille en 1906 et 1922, et surtout celle de Paris en 1931, à Vincennes. Ces institutions se prêtaient bien à la présentation d'œuvres de grande dimension, le grand genre de la peinture historique, reflet de l'académisme ambiant. Après 1920, le collectionneur privé s'est porté vers des œuvres de taille plus modeste, moins spectaculaires, et souvent plus révélatrices des courants artistiques nouveaux.
La reconnaissance publique est difficilement mesurable mais il suffit de constater la présence de toiles orientalistes dans de nombreux musées, et peut-être aujourd'hui plus dans leurs réserves que dans leurs expositions permanentes vu l'évolution du jugement devenu critique voire négatif quant à l'Orientalisme considéré comme complice du colonialisme, au moins depuis l'essai célèbre d'Edward Saïd.
Mais à l'époque les plus grands hommages pouvaient être réservés au talent des Orientalistes ; ainsi un artiste comme Alberto Pasini fut décoré par le Shah, Napoléon III et le roi d'Italie.
De la peinture à la photographie
Au fil des décennies, la photographie se perfectionna et servit aux peintres, y compris à ceux qui ne fréquentèrent pas les terres d'Orient comme Giulio Rosati ou Luis Ricardo Falero, pour composer ou enrichir leurs toiles. En plus des photographes qui accompagnèrent les expéditions scientifiques il faut mentionner le photographe anglais Roger Fenton en 1858. Après avoir fréquenté l'atelier du peintre Paul Delaroche, il devint en 1855 le premier photographe de guerre en Crimée. Ainsi naissait une autre forme d'orientalisme.
Effendi et musicien – Roger Fenton. 1858.
——————————————————————————————————————————————
Sommaire
Documentation
http://heritage.bnf.fr/bibliothequesorient/fr/Edito-Henry-Laurens