Par la double influence de l’idéal républicain qui, comme l’adjudant d’autrefois, ne voulait voir qu’une tête, et de la diffusion du marxisme qui ne veut voir que des classes, les Noirs en tant que groupe ont trop longtemps été "invisibles" pour l’État comme pour l’Université. Contrairement aux États-Unis, on ne les a pas comptés depuis 1807 et l’imprécision quant à leur nombre laisse la porte ouverte à d’inutiles polémiques et à l’impossibilité d’évaluer pleinement les mesures anti-discriminatoires enfin engagées. Jusqu’ici spécialiste des États-Unis (Du nylon et des bombes : DuPont de Nemours, le marché et l'État américain, Belin, 2001) l’historien français nous donne un essai pionnier et vigoureux sur la condition noire en France, qu’il éclaire de riches comparaisons avec les États-Unis, en pointant des zones d’ombre résultant de l’oubli du sujet par les chercheurs français, alors que les cultures africaine et créole alimentent aujourd’hui notre horizon culturel de plus en plus métissé. Subdivisé en six grands chapitres, l’essai de Pap Ndiaye est passionnant.
Le fait d’être noir
L’essai met d’emblée l’accent sur l’intérêt présenté par la notion de minorité (qui n’est pas qu’une question de nombre…) pour parler de ces Noirs, français et étrangers, que l’histoire ancienne ou récente ont amené dans l’Hexagone. Même si les Noirs de France sont massivement des ouvriers et des employés modestes, des locataires à 85 % (65 % pour les métis) et contribuant à l’économie nationale surtout depuis 1960-70, l’approche par la « classe sociale » ne sert qu’à noyer le sujet dans des généralités et masquer l’essentiel : la société française n’a pas évité le racisme. L’universalité des droits de l’homme reste un beau discours pour les manuels scolaires et les diplomates. Dans le cadre d’une enquête menée par la Sofres pour le CRAN, l’auteur exploite les réponses de 581 personnes se déclarant « noires » et constate l’augmentation du ressenti des discriminations, particulier dans l’espace public. Certes le racisme est ouvertement condamné depuis 1945, et la notion de « race » a quitté le champ des sciences du vivant, mais la racialisation guette toujours au tournant de l’actualité et de ses faits divers, on l’a vu lors des émeutes de 2005.
Gens de couleur
Refusant de s’en tenir aux seules considérations de revenus comme veut nous faire croire le proverbe haïtien, « Neg wich sé mulat, mulat pov sé neg », l’auteur nous éclaire sur les « hiérarchies mélaniques », sources d’un vocabulaire fourni de dizaines de termes, apparemment plus familier aux Antillais qu’aux métropolitains. Le « colorisme » évolue cependant de manière contrastée. Si le marché de la « beauté noire » contribue à la prospérité de L’Oréal, si la mode se met à l’ethnique, si la télévision met en avant des présentateurs noirs, si la « charte de la diversité » est signée par les grandes entreprises françaises, il reste que pour le plus grand nombre, le fait d’être noir en France est un handicap au quotidien et face à la recherche de l’emploi et du logement. Le grand nombre de footballeurs noirs ne s’explique pas par une explication essentialiste (du type « les Noirs courent vite par nature ») mais par la recherche d’ascension sociale par les immigrés : c’est ainsi que l’histoire du football depuis 1945 porte la trace des vagues successives de l’immigration : Polonais, Italiens, Espagnols, Portugais, Maghrébins, Antillais et Africains.
Le tirailleur et le sauvageon
Si la présence des Noirs en France est assez bien étudiée pour le XVIIIe siècle (ex. Pierre Boulle), elle l’est beaucoup moins pour le long XIXe siècle qui s’achève en 1914. À ce moment, l’armée fit venir les tirailleurs sénégalais (c’est-à-dire des colonies d’Afrique de l’Ouest) parce que le général Mangin avait publié en 1910 « La Force noire ». La présence de ces militaires fut assez populaire, de Paris jusqu’aux villages. Les Noirs de l’armée américaine constatèrent la même chose, et cela fit beaucoup pour les relations entre Noirs des deux États. C’est d’ailleurs avec la Grande Guerre que les Noirs deviennent plus visibles en France : l’Art nègre est apprécié par les Surréalistes, le prix Goncourt est décerné en 1921 à René Maran pour « Batouala », et ensuite Joséphine Baker vint de Saint-Louis — ville où en 1917 des émeutes racistes virent de nombreuses victimes noires. La France se prévalait alors de n’avoir pas de Ku Klux Klan sur son sol et l’anti-américanisme s’y nourrissait d’une dénonciation de la ségrégation. Les écrivains noirs américains pouvaient se retrouver en France alors que le géographie Onésime Reclus, dans sa « Géographie vivante » de 1926, manuel destiné aux classes primaires, enseignait que « Le Nègre est un homme à peu près comme les autres.»
A peu près… Mais faute de statistiques une connaissance plus fine reste impossible, tant des discriminations que des résultats des politiques anti-discriminatoires. Aussi l’auteur ne s’étend guère sur l’analyse des émeutes de 2005, mais il est d’accord avec le sociologue Loïc Wacquant pour refuser l’utilisation du terme « ghetto » dans le cas des « quartiers populaires » français. Ainsi mesure-t-on mal l’effet de la "politique de la ville" depuis 25 ans, alors qu’aux États-Unis on sait que l’ «affirmative action» a renforcé la classe moyenne noire sans réduire la pauvreté de ceux qui restent dans les ghettos. De même la monoparentalité est une caractéristique suggérée de la condition noire en France, mais sans qu’on puisse nettement chiffrer son étendue, contrairement aux États-Unis où les familles monoparentales (mères seules) sont passées de 18 % en 1940 à 70 % des familles noires aujourd’hui. En attendant, comme le CRAN le souhaite, une meilleure couverture statistique, l’auteur salue les intentions anti-discriminatoires de la HALDE, le CV anonyme, le rapport de 2004 sur « les oubliés de l’égalité des chances » rédigé par Laurence Méhaignerie et Yazid Sabeg, et la politique de la « diversité » — même si elle reste parfois un pur affichage symbolique (« tokenism »). Pourtant que de chemin parcouru depuis 1914 !
La cause noire
Pap Ndiaye passe en revue les étapes des organisations politiques noires depuis 1919 quand un premier congrès panafricain fut organisé à Paris par Blaise Diagne, député du Sénégal. Ce mouvement associatif noir français a eu des relations avec les mouvements américains, mais aussi avec le PCF et la SFIO. Le Front populaire donna une impulsion que la guerre brisa rapidement. Je retiendrai ici la carrière de Félix Éboué en phase avec les milieux socialistes et francs-maçons de l’entre-deux-guerres. Il fut nommé gouverneur de la Guadeloupe par le ministre des colonies Marius Moutet puis gouverneur du Tchad par Georges Mandel.
Pour défendre la cause des Noirs on ne peut oublier la négritude. Le concept a été forgé par Aimé Césaire et repris par Léopold Sédar Senghor. Il rejette l’assimilationnisme au profit de la revendication d’une identité noire et voit dans l’Afrique un paradis originel. Pour Senghor, il s’agit d’unir enracinement et ouverture, culturalisme et universalisme. Par contre, chez Césaire, il y a une tendance au repli communautaire.
Le danger du repli identitaire
Le tournant identitaire, américain d’origine, a valorisé les différences entre Noirs de France. L’auteur souligne ainsi la gravité de la fracture entre Antillais et Africains — ce que l’on retrouve aussi dans le dernier roman d’Alain Mabanckou, « Black Bazar ». Je cite Pap Ndiaye :
L’écrivain de la créolité, Raphaël Confiant dénonça bruyamment l’ « idéologie césairienne » comme ayant créé chez les Antillais un « déficit d’africanité » par lequel ils seraient moins authentiques que les Africains : « Or, l’Antillais n’a aucune dette envers qui que ce soit et n’a de leçon a recevoir ni de l’Européen ni de l’Africain. L’Antillais est la victime absolue. Celle envers qui le roitelet et l’esclavagiste européens tout autant que le roitelet et le chasseur d’esclaves africains ont contracté une dette.» Confiant a fustigé les Africains comme n’ayant pas été capables de défendre leurs ancêtres contre les esclavagistes européens, quand ils ne les vendirent pas eux-mêmes. De telle sorte que l’Antillais et l’Africain ne sont pas frères, tout au plus « cousins germains ». Il n’y a donc pas de lien particulier à entretenir avec les Africains, explique Confiant, un lien qui n’est que « rêverie de poète ». L’identité antillaise est créole, métissée, par opposition à l’idéologie de la négritude, et la créolité se situe sur un terrain culturel plutôt que racial. (P. Ndiaye, pp. 340-341).
Plus encore qu’à Confiant, l’auteur s’en prend à Dieudonné l'antisémite et à ses faussaires encouragés par l’universitaire dévoyé Leonard Jeffries, par Louis Farrakhan et sa "Nation of Islam" et in fine par les sites antisémites qui prolifèrent sur Internet. L’auteur dénonce aussi le nationalisme noir de la Tribu Ka, hostile au monde blanc et qui singe le Black Power états-unien de manière grotesque. Supporter du CRAN fondé en 2005 par Patrick Lozès, l’auteur milite contre ceux qui se complaisent dans le repli victimaire du ressassement infini suite à l’esclavage d’antan, au lieu de militer comme les formes actuelles de l’esclavage et du travail forcé. Les Noirs de France doivent se garder d’un ethnocentrisme stérile tourné vers un passé remâché et une victimisation sans issue. « La mémoire de l’esclavage peut être un facteur de repli sur soi et d’indifférence aigrie au reste du monde ; elle peut être vaine.»
• Je n'ai pas cherché à évoquer tous les aspects de cette œuvre, ainsi de l'histoire migratoire, mais assez néanmoins pour conclure que l'essai de l'historien parisien est à la fois innovant, instructif et stimulant. Il est accompagné de tableaux statistiques qui seront utiles aux lycéens pour des exposés ou des TPE. Les enseignants y trouveront une bibliographie substantielle d'articles et d'ouvrages tant français qu'américains. Il serait donc mal venu d'adresser à l'auteur des critiques ; on peut par exemple regretter que "la moitié du ciel" soit assez peu évoquée, même si les gender studies ne lui sont pas inconnues. Les qualités de ce livre donnent envie de se précipiter pour lire l'ouvrage jumeau consacré aux Noirs des États-Unis et paru en 2009 (Découvertes, Gallimard).
Pap NDIAYE
La condition noire
Essai sur une minorité française
Calmann-Lévy, 2008, 435 pages.