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Alors que notre pays veut se donner l'image d'une « république une et indivisible » selon l'expression constitutionnelle et que les responsables politiques n'ont à la bouche que l'expression du « vivre ensemble » ou de « faire société », la réalité est tout autre selon cet essai de Jérôme Fourquet, de l'IFOP.

Son analyse aborde avec réussite plusieurs champs : politique, social et culturel, géographique. Le livre est riche en cartes graphiques et tableaux qui en font une ressource abordable pour le grand public comme pour les spécialistes de la vie politique et des problèmes sociaux contemporains. Il s'adresse vraiment au citoyen !

 

Les grands thèmes

 

Paru entre l'élection de Macron à la Présidence de la République et la pandémie du Covid cet essai est composé de trois parties : le grand basculement, l'archipelisation de la société française et la recomposition du paysage idéologique et électoral suite à la présidentielle et à la législative de 2017.

 

Ce que Jérôme Fourquet appelle « le grand basculement » ressort de l'histoire longue avec un niveau de certitude élevé. « Hier encore matrice structurant les piliers fondamentaux de la société, le catholicisme n'est plus aujourd'hui que le cadre religieux et culturel d'une île parmi d'autres au sein de l'archipel français... » constate l'auteur. La déchristianisation de la société française se mesure par la chute du nombre des prêtres et de la fréquentation des églises catholiques. Ceux-ci ont formé « une île minoritaire » dans l'archipel français, le « catholicisme zombie » (Hervé Le Bras et Emmanuel Todd).

 

Parallèlement, notre société a vu évoluer les structures familiales, le nombre des mariages baisser et le nombre des divorces augmenter, les naissances hors mariages passer de 8,5 % en 1975 à 59,9 % en 2017, l'IVG entrer dans les mœurs, suivie du PACS. On note aussi la préférence pour l'incinération, ou encore la banalisation du tatouage (jadis interdit par l'Eglise).

 

Autre quasi-disparition, celle du Parti communiste et de son idéologie, 25 % des voix en 1946 mais 1,9 % pour Mme Buffet en 2007. Cette « descente aux enfers électorale » a signifié la disparition de la ceinture rouge des municipalités entourant Paris, phénomène lié à la désindustrialisation, elle même accompagnée du recul de la CGT et du taux de syndicalisation. Après l'Eglise et le Parti, d'autres institutions ont vu leur prestige écorné, comme la presse quotidienne et les grandes chaînes de télévision qui ont perdu leur influence au profit des réseaux sociaux, notamment chez les plus jeunes.

 

Tandis que ces structures se dissolvaient, de profondes lignes de fracture ont surgi dans la société. Le clivage entre France d'en haut et France d'en bas (J.P. Raffarin) oppose les partisans de l'Europe et de la mondialisation aux nostalgiques des protections nationales. Ce clivage se substitue au traditionnel clivage gauche/droite. La « sécession des élites » menace aujourd'hui la vieille solidarité républicaine. Les métropoles et leurs banlieues chic concentrent en proportion croissante les plus diplômés, repoussant les autres vers les périphéries. La diversité sociale des établissements scolaires s'est réduit. Le Parti socialiste n'attire plus les classes populaires, il ignore leurs problèmes puisque devenu un parti de cadres supérieurs. La ségrégation ethnoculturelle bat son plein à l'école et dans les quartiers, à quoi s'ajoute un brassage social réduit par la suppression du service militaire. Cette fracture sociale est longuement étudiée à partir du tissu sociologique urbain de Toulouse et d'Aulnay-sous-Bois notamment. Les quartiers populaires, regroupant les populations immigrées récentes, forment des enclaves et des zones de non-droit, comme en Seine-Saint-Denis, où bien des familles vivent du marché du cannabis.

 

La recomposition du paysage idéologique et électoral, avec la montée du Front National, est marquée par des dates-clés :

  • 1983, les immigrés sont devenus visibles avec la Marche des beurs et les élections de Dreux où le FN dépassa la barre des 10% comme aux européennes de l'année suivante.

  • 1995, victoire du Non au référendum sur la construction européenne (TCE).

  • 2005, graves troubles dans les banlieues.

  • 2015, année des attentats. Tout le monde n'a pas été Charlie. Les régions où Marine Le Pen avait un bon score ont peu manifesté suite aux attentats de janvier contrairement aux grandes villes surtout universitaires : preuve de différence culturelle au moins autant que politique.

  • 2017, élection d'Emmanuel Macron face à Marine Le Pen. Peu après viennent les manifestations des Gilets jaunes : « la cassure entre la base et le sommet devient le cœur de la vie publique ».

 

Les cent dernières pages portent sur l'année électorale 2017 : le triomphe de Macron facilité par Bayrou, la droite fragilisée par l'affaire Fillon, l'apparition des Insoumis avec Mélanchon qui a eu « l'art de plumer la volaille socialiste » pour reprendre une ancienne formule. Il s'est fait peu à peu une association entre le vote FN (puis RN) et la description d'une France périphérique (selon Guilluy). En dehors de Paris et des grandes métropoles, les meilleurs scores de Macron concernent les régions de dynamisme économique, comme l'Ouest atlantique. Au contraire l'électorat de Marine Le Pen se fonde sur les régions perdantes de l'ancien quadrilatère industrialisé du Nord-Est et sur le littoral méditerranéen dans l'Hérault notamment, avant de progresser ailleurs. Ainsi la victoire de LREM a été la victoire des « premiers de cordée » mais la mise en place du non-cumul des mandats « distend mécaniquement le lien entre le député, élu de la nation, et son territoire » ; il accentue le côté “hors sol” de la classe politique nouvelle, accentue le sentiment des gilets jaunes de n'être pas entendus.

 

 

Une méthode originale : l'apport des prénoms

 

L'auteur est familier des sources statistiques. Or les statistiques du recensement, ne mentionnant ni religion ni origine ethnique, empêchent de bien saisir l'état de cet archipel français, et de mesurer l'attitude des minorités. Un palliatif est l'utilisation des prénoms donnés aux nouveau-nés !

 

Notre chercheur peut ainsi étayer l'analyse de la « dislocation de la matrice culturelle commune » et la déchristianisation : « Les Marie s'en sont allées ». C'était le prénom féminin le plus donné avec plus de 20 % des nouveau-nées en 1900 et son emploi est devenu minime cent ans plus tard.

 

La diversité croissante des prénoms donnés permet aussi mesurer la volonté d' « individualisation exacerbée ». Depuis 1993 la loi sur la liberté des prénoms a fait grimper leur nombre, jusqu'à 13 000. La méthode permet diverses analyses fines : en 2016, sur 762 000 naissances, 55 000 nouveaux-nés se voient attribuer ce que l'auteur appelle un prénom rare. C'est aussi en Corse un signe de réaction à la langue régionale qui meurt, une affirmation identitaire. De même on constate depuis 1967 la hausse constante du nombre de nouveaux-nés portant des prénoms hébraïques.

 

En réaction aux modes de la France d'en haut, les catégories populaires se distinguent par des prénoms anglo-saxons donnés à leurs enfants entre 1990 et 2010 (Kevin, Jonathan, Jordan, Steeve…), des prénoms que l'on rencontre justement chez les militants du FN.

 

Quant aux minorités arabo-musulmane et subsaharienne, à la démographie soutenue, elle se caractérisent par le choix de prénoms plus variés depuis les années 1980 et qui leur sont propres, de même avec l’isolat turc, tandis que les Français d'origine indochinoise, portugaise ou polonaise ont abandonné cette référence culturelle — sans doute du fait de l'arrêt de la source migratoire concernant leurs communautés. Chacun sa culture dans l'Archipel français où triomphe l'entre-soi.

 

 

Cinq ans après

 

Ce livre ayant été très remarqué à sa parution, on se demandera forcément ce qu'il en reste cinq ans plus tard. Comme le pressentait l'auteur, la tendance à l'archipelisation de la société française s'est indiscutablement prolongée rendant plus difficile la formation d'un gouvernement en 2022 déjà — avant d'en arriver à un pays ingouvernable encore après les législatives de juillet 2024. L'auteur, initialement inquiet de ces fractures croissantes, préconisait de changer la loi électorale pour installer la représentation proportionnelle : elle obligerait la classe politique à faire des compromis et des coalitions.

 

Ce travail, Jérôme Fourquet l'a complété en 2022 avec La France sous nos yeux dont ce blog a déjà signalé l'intérêt et l'approche stimulante. Un livre qui fera date comme en 1913 le Tableau politique de la France de l'Ouest par André Siegfried ou les Paysans de l'Ouest de Paul Bois en 1960. Comme La fin du village de Jean-Pierre Le Goff, cet essai marque son époque.

 

 

Jérôme Fourquet : L'archipel français. Naissance d'une nation multiple et divisée. Éditions du Seuil, 2019, 379 pages.

 

Tag(s) : #FRANCE, #ESSAIS, #ACTUALITE, #HISTOIRE XXe, #SCIENCES SOCIALES
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