Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Paul Lafargue aime les paradoxes. Il commence son pamphlet avec une incroyable provocation en accusant les ouvriers de choisir de trop travailler. D'aimer le travail plus que tout et jusqu'à l'épuisement. De ne penser qu'à ça. Haro donc sur le prolétariat ! « Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail.»

 

En travaillant 10, 12, voire 14 heures par jour, les ouvriers sont ainsi les propres acteurs de leur perte, car cette folie est la « source de toute dégénérescence », aussi bien physique que morale, affirme Paul Lafargue qui était médecin, faisant comme si ce n'était pas l'effet de l'exploitation inédite par la révolution industrielle du XIXe siècle, incarnée dans le pamphlet par une de série de noms d'industriels connus. C'est que le travail avait été si longtemps l'objet de la bénédiction de tant et tant de donneurs de leçon, religieux comme économistes, poètes ou moralistes qui avaient vénéré le travail en un temps où le Progrès était devenu un nouveau credo. La révolution de 1789 avait supprimé les fêtes de l’Église et allongé la semaine en décade réduisant drastiquement les jours fériés. Les ouvriers de 1848 avaient même présenté le Droit au Travail comme la conquête d'un principe révolutionnaire.

 

Le pamphlet se poursuit par l'inventaire des conséquences malheureuses du « dogme désastreux » qu'est l'excès du temps de travail. Outre une durée délirante dépassant celle qu'on imposait aux esclaves des Antilles (où Lafargue père avait été planteur), c'est la torture infligée aux enfants envoyés à l'usine et à la mine, c'est le travail de nuit. Paul Lafargue cite à raison les travaux pionniers du docteur Villermé. Voilà pour les personnes. Quant à la collectivité, l'excès de temps consacré au travail engendre le drame de la surproduction, et puisque la consommation forcenée des bourgeois oisifs ne suffisait pas à tout absorber, alors il fallait exporter jusqu'au bout du monde. C'est pourquoi « les fabricants parcourent le monde en quête de débouchés pour les marchandises qui s'entassent ; ils forcent leur gouvernement à s'annexer des Congo, à s'emparer des Tonkin, à démolir à coups de canons les murailles de la Chine, pour y écouler leurs cotonnades…» Et Lafargue enfonce le clou : « Mais les continents explorés ne sont plus assez vastes, il faut des pays vierges... » Rappelons que Le droit à la paresse a paru initialement dans la presse socialiste en 1881 (L’Égalité de Jules Guesde) quand Jules Ferry s'apprêtait à lancer la France dans de nouvelles conquêtes coloniales. L'expansion impériale était le fruit de la grande dépression autant que de l'impossible Revanche.

 

Pendant ce temps le prolétariat organisé arbore une devise à la gloire du travail : « Qui ne travaille pas ne mange pas !» Lafargue estime que les socialistes ne devraient pas abonder dans ce sens. Longtemps plus influencé par les idées de Proudhon que par celles de son beau-père, Karl Marx dont il a épousé la fille Laura, Paul Lafargue cherche à convaincre les socialistes, ceux du P.O.F. comme les autres, de la nécessité de réduire très fortement le temps de travail. Non pas la journée de 10, voire 8 heures (adoptée en France en 1919 après la mort de Lafargue) mais de 3 heures ! Soit la moitié de ces 6 heures journalières qui sont de rigueur dans l'Utopie de Thomas More. Grâce au machinisme la nécessaire production ne s'écroulerait pas ! On serait bien loin du bris de machines du luddisme quand les ouvriers anglais de 1800 brisaient les premières machines textiles qu'ils accusaient de voler leur travail. Vive le machinisme donc et les gains de productivité qui en résulteront. Ainsi les ouvriers pourraient accéder à la “paresse” le reste du temps, et surtout aux loisirs comme on dira bientôt. Ainsi la classe ouvrière changerait le monde, elle n'aurait plus à se contenter du saint Lundi. Il serait stupide de reprocher à Paul Lafargue de ne pas prévoir le nouveau type d'aliénation qui résultera du machinisme dans les usines. Il n'imagine pas ce que sera le taylorisme, il ne voit pas venir le « travail en miettes ». Mais on retiendra son coup de génie du Droit à la paresse ! Pas si provocateur finalement...

 

D'ailleurs, dit-il, Jéhovah avait montré l'exemple : six jours pour créer le monde et ensuite, basta !, repos pour l'éternité. « Les Grecs de la grande époque n'avaient eux aussi que mépris pour le travail » — ce pourquoi ils avaient des armées d'esclaves — et donc nous aurons des machines et des loisirs. Ce sera une révolution, peut-être pas celle que chantait l'Internationale, mais celle de la société de consommation.

 

Dans l'édition que j'ai sous les yeux, l'historien Maurice Dommanget replace le pamphlet de Lafargue dans la vie du gendre de Marx, et dans l'aventure du mouvement socialiste. Lafargue en était un militant important et respecté. Lénine alors exilé à Paris fit une allocution aux obsèques de Paul et Laura Lafargue, le 3 décembre 1911, au cimetière du Père-Lachaise.

 

 

Paul Lafargue. Le droit à la paresse. - Petite Collection Maspéro, 1965, 153 pages. Ou bien : La Découverte, 2010, 196 pages, avec préface de Gilles Candar et postface de Maurice Dommanget - La Religion du Capital, et Le droit à la Paresse sont accessibles sur Wikisource.

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1789-1900, #SCIENCES SOCIALES
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :