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Jean Baptiste Trottmann venait d'être guillotiné à Paris le 19 janvier 1870 après avoir tué huit personnes dans un terrain vague de Pantin — mais l'horreur irait plus loin dans ce  singulier roman d'Hervé Le Corre où la littérature inspire le crime. C'est en effet après avoir rencontré Isidore Ducasse, alias Lautréamont, en être devenu l'ami, et s'être inspiré des "Chants de Maldoror" qu'Henri Pujols se transforme en un "serial killer" qu'aucune guillotine ne sanctionnera.

Le propre du polar historique est de bien s'ancrer dans un temps défini, avec son vocabulaire et ses représentations, pas nécessairement dans l'emploi des célébrités historiques. L'auteur nous a tout donné : prolétaires, putes et policiers se précipitent dans l'intrigue avec leur argot, leurs craintes, leurs espoirs. Le Second Empire vacille alors qu'il croit devenir libéral et s'apprête à s'écrouler dans une guerre déclarée à la Prusse et que les tensions sociales sont sur le point d'exploser sous la Commune. On pourrait presque reprocher au romancier d'user de trop grosses ficelles pour nous montrer l'imminence de l'explosion révolutionnaire. Juste deux exemples. La colonne Vendôme se dresse au centre de l'incipit pour la narration d'un premier crime où la victime est précipitée dans le vide : l'année suivante les Communards y renverseront la statue de Napoléon.
Plus loin dans le récit, deux putes en colère sont sur le point de mettre le feu au bordel et aux frusques des bourgeois : des pétroleuses de l'année suivante.

 

 

Le Paris populaire est bien rendu avec ses ouvriers mal logés et ses bistrots enfumés. En ce temps d'exode rural plusieurs personnages sont des nouveaux venus à Paris  : Etienne arrivé de l'Yonne, l'inspecteur Letemendia du pays basque, et Henri Pujols du piémont pyrénéen. L'auteur n'a pas insisté sur les fastes de la "ville - lumière"  magiquement transformée par Haussmann ; on voit seulement que la ville est passée de douze à vingt arrondissements mettant fin à d'anciens octrois pris dans la croissance urbaine. La modernité reste pourtant endiguée, alors que le crime, lui ne l'est pas. La police travaille à l'ancienne : le policier Letamendia rêve de nouvelles techniques mais ses chefs n'en veulent pas. Bagarres et assassinats se font au couteau plus qu'au revolver d'importation US ; c'est l'âge des surineurs. Mais aussi des poètes maudits :
 

« — Isidore ?
Le jeune homme, de dos, est affaissé sur le clavier, dont le couvercle est rabattu, la tête dans ses bras croisés. Pujols hume dans l'air une odeur douceâtre, une senteur orientale. Il avise, couchée dans un gros cendrier sur le piano, une grosse pipe de porcelaine. Il flaire l'objet, grimace, jette au dormeur un regard courroucé.
— Couillon ! marmonne-t-il. Tu te prends pour Baudelaire, ou quoi ? Tu veux te faire admettre au Club des Haschischins ?
— Baudelaire ? fait la voix d'Isidore, étouffée dans sa manche. Ce faiseur !
Le poète maudit se redresse. Il a les yeux rouges, il cille à la lumière de la lampe puis détourne le regard.
— Si tu es venu pour me parler de ce bon monsieur Charles, retourne d'où tu viens !» (extrait page 139).

 

L'intrigue est bien bâtie, pleine de rebondissements — il en faut pour nourrir 500 pages ! — entrecoupée de chapitres plus calmes et plus descriptifs de la vie quotidienne des personnages. Attention, la violence et l'horreur des crimes pourront ne pas convenir à tous les lecteurs. Le livre a reçu le grand prix du roman noir au festival de Cognac en 2005. C'est un alcool fort. Lors des autopsies, on retrouve un crabe dans la gorge de certaines victimes. Cela s'explique, comme le titre, par le chant VI des "Chants de Maldoror", sur quoi Pujols a pris modèle, et que je cite pour terminer :

 

«… l'homme aux lèvres de saphir a calculé longtemps à l'avance un perfide coup. Son bâton est lancé avec force ; après maints ricochets sur les vagues, il va frapper à la tête l'archange bienfaiteur. Le crabe, mortellement atteint, tombe dans l'eau. La marée porte sur le rivage l'épave flottante. Il attendait la marée pour opérer plus facilement sa descente. Eh bien, la marée est venue; elle l'a bercé de ses chants, et l'a mollement déposé sur la plage: le crabe n'est-il pas content? Que lui faut-il de plus? Et Maldoror, penché sur le sable des grèves, reçoit dans ses bras deux amis, inséparablement réunis par les hasards de la lame: le cadavre du crabe tourteau et le bâton homicide!»

 

Au fait, savez-vous comment Isidore Ducasse est mort ?

 

 

Hervé LE CORRE
L'Homme aux lèvres de saphir

Rivages/Noir, 2004, 502 pages

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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