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Il faut songer, de temps en temps, à vider les poubelles de l'histoire. On y découvre comment on s'étripait au propre et au figuré quand MySpace et Facebook n'existaient pas. Pascal Blanchard a la bonne idée de rappeler qu'en 1985 déjà la revue "Vingtième-Siècle" avait publié un dossier intitulé "Les guerres franco-françaises" et qu'il fit date. Jean-Pierre Azéma, Jean-Pierre Rioux et Henry Rousso partaient de l'hypothèse que « la plupart des crises profondes qui ont divisé les Français peuvent être assimilées à des failles géologiques. En période de calme, entre deux fractures, celles-ci se recouvrent de sédiments plus ou moins solides, c'est le consensus qui atteint son apogée lors des "unions sacrées". Survient une nouvelle épreuve — guerre, crise internationale, difficultés internes —, et la faille se met à rejouer, faisant craquer la couche sédimentaire, alors que dans le même temps de nouvelles failles se forment.» En 1994, dans la même revue, Daniel Lindenberg devait revenir sur ce qu'il appelait «des guerres de mémoire en France». Ajoutons un "S" et voici l'ouvrage nouveau.


«Les historiens ne doivent pas craindre d'entrer dans l'arène » estiment les directeurs de l'ouvrage. De fait, plus que d'épais travaux personnels sur les péripéties de l'histoire du temps présent, contemporaine ou post-coloniale, Pascal Blanchard s'est fait le spécialiste de la direction de livres collectifs, de recueils d'articles ou de photographies, publiés aux éditions La Découverte. Avec Nicolas Bancel, Eric Deroo, Sandrine Lemaire et quelques autres chercheurs, il a ainsi co-dirigé : Le Paris arabe (2003), Zoos humains (2004), La Fracture coloniale (2006), Lyon capitale des outre-mers (2007), Frontière d'Empire et Les Guerres de mémoires (2008). Hyper-historien pressé,Pascal Blanchard est donc le parfait contemporain de notre hyper-président dont les discours sur le passé déclenchent aussi des tempêtes.

Des guerres sans fin

Soyons clair, il s'agit de réflexions sur les "guerres de mémoires" et la lourdeur des sous-titres — La France et son histoire - Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques — indique bien l'infinie diversité du contenu. Le "tourbillon mémoriel" brasse les faits : vagues et tempêtes provoquées par les manuels républicains de la "Belle Epoque", affaire Dreyfus, commémoration de la Grande Guerre, découverte de Vichy, Libération et Résistance, guerre d'Algérie, découverte de la Shoah, Mai 68, chute du communisme, discours post-coloniaux sur la colonisation... Une seconde partie inspecte les armes avec lesquelles ces guerres se perdent et se gagnent : les lois, les manuels, la télévision, le cinéma, Internet, les musées, et même… les livres d'histoire les plus marquants recensés par Enzo Traverso. Curieusement, les mémoires et les écrits autobiographiques sont assez peu cités dans ce recueil, mais les notes de bas de page et la bibliographie finale apportent de bien utiles références. Curieusement aussi, on oublie que l'enseignement de l'histoire est jumelé en France avec celui de la géographie — une discipline qu'il serait pourtant utile de convoquer lorsqu'on veut faire croire à l'insuffisante place de l'immigration dans les manuels du secondaire !

Écrire l’histoire se limite de moins en moins au travail universitaire en tour d'ivoire : le grand récit national qui faisait — dit-on — le ciment de la collectivité sous la IIIe République a peu à peu volé en éclat. Tandis que l’État cherche à maîtriser l’agenda de plus en plus épais des commémorations, la société contemporaine ne cesse de vivre des controverses sur son histoire récente, car partis, associations, lobbyistes et groupes de pression exigent tour à tour que la recherche académique écoute et conforte leurs points de vue. Au-delà des dossiers évoqués le lecteur découvrira l’absence de consensus des historiens quand le législateur se penche sur le passé. Les lois mémorielles les ont divisés bruyamment sans pour autant satisfaire les groupes minoritaires en quête de reconnaissance. Plus que Clio, c’est le cinéma et la télévision qui ont répondu aux attentes de publics plus soucieux de visibilité médiatique que de vérité scientifique. Les historiens peinent à s’adapter à ce nouveau cours. Tandis que les uns refusent toute ingérence du législateur, ainsi "Liberté pour l'Histoire", d'autres fondent un "Comité de Vigilance sur les Usages de l'Histoire" (CVUH) : comme un remake de l'opposition des Girondins et des Montagnards ! Pourtant ces débordants discours publics et militants rendent-ils vraiment justice à toutes les mémoires ?

Le silence des tombeaux

Au fil de ces communications fort différentes les unes des autres, on se préoccupe finalement assez peu des foules anonymes. On parle bruyamment d'espace public, on parle haut et fort de héros et de victimes, de confrontation des mémoires, de victimisation et de repentance. Certes. Mais quid des acteurs et des témoins (re)devenus silencieux ou muets ? C'est pourquoi je citerai deux extraits de la communication de Bernard Pudal, "Le communisme français : mémoires défaites et mémoires victorieuses depuis 1989". D'abord pour l'exergue emprunté à Vittorio Foa ("Le silence des communistes", L'Arche, 2007): « Ils étaient dans le monde entier, et aussi en Italie, les hommes et les femmes qui se disaient communistes : permanents, militants, électeurs, sympathisants.[…] Maintenant ils sont en partie silencieux, leur passé est effacé de la mémoire. Ce silence, je le ressens avec acuité, presque jusqu'à l'obsession.» En second lieu, ce portrait du militant quand la guerre froide et le communisme se sont évanouis :

 « Pendant plus de trente ans, André B. a sincèrement cru possible d'instaurer, grâce à un socialisme "scientifiquement" conçu et mis en oeuvre, un monde meilleur où pourrait enfin s'épanouir un "homme nouveau" dans une société libérée dont, avec une « naïveté » qui maintenant [le fait sourire] tristement, il pensait voir une préfiguration dans la microsociété du parti. Aujourd'hui, il est accablé par ce qui lui apparaît comme une évidence : sa vie militante n'a été qu'une longue suite d'erreurs et de contresens ; qu'ils aient été commis de bonne foi ne les rend pas moins navrants. Par moments il s'insurge : il ne lui paraît pas possible que tout cela ait été vain ; le regret des certitudes perdues le tenaille et l'emporte parfois sur l'abattement. Il retrouve presque alors le langage du croyant qu'il fut si longtemps. Mais il est trop lucide désormais pour garder la foi du charbonnier, et son approbation circonstancielle de la politique du PCF ne va pas sans réserves ni critiques. Cela fait d'ailleurs maintenant plusieurs années qu'il n'a pas repris sa carte d'adhérent. Il faut avoir tout cela présent à l'esprit pour comprendre ce que peut être la souffrance politique qu'il ressent, depuis des années, jusque dans son corps. Ce qui s'est effondré par pans successifs, avec le déclin continu du PCF et plus largement de la gauche en France, jusqu'à la débâcle finale du socialisme de l'Est, ce n'est rien de moins que cette foi humaniste invétérée, cette espérance quasi eschatologique si longtemps et si profondément incorporée, qui durant des décennies, en dépit de toutes les traverses, l'ont tenu debout, dans l'assurance, inestimable, que sa vie comme l'histoire avaient un seul et même sens. Aujourd'hui, parvenu au seuil de la vieillesse, il se retrouve dépouillé de ce qui fut sa "grande raison de vivre, celle autour de laquelle s'articulaient toutes les autres, et tout l'édifice qui tenait par là".»  (Source : A. Accardo in J. Sprecher, "À contre-courant : étudiants libéraux et progressistes à Alger, 1954-1962", Bouchène, 2000).

Pour André B. et ses camarades, va-t-on vers une "damnatio memoriae" consécutive à la double chute du Mur et du Communisme ? Après avoir régné en maître après 1945, dans la vie politique, comme dans la culture, le discours communiste s'est tu en 1989. Voilà effectivement une réserve mémorielle encore peu sollicitée. En fait, des mémoires se taisent ; leur heure est passée et on les oublie. Il y a trente ans, on recueillait aussi avec soin les avis de la mère Denis, et les recettes de la "soupe aux herbes sauvages"; la fin des paysans faisait partir au galop le "cheval d'orgueil" vers d'étonnants succès de librairie au temps fané des Musées des Arts et Traditions Populaires. Quand l'agitation de Mai-68 retomba sur les pavés du Quartier latin, la mémoire des provinces avait surgi contre l'histoire jacobine faite à Paris : la mémoire était bretonne ou auvergnate, savoyarde ou occitane ! Qui en parle encore ? Dans le n° de "Vingtième Siècle" auquel il a été fait allusion, Janine Garrisson évoquait aussi la France coupée en deux par… les guerres de religion du XVIe siècle ! "La France et son histoire" ça ne se limiterait donc pas aux querelles politiques des seules dernières décennies comme le premier sous-titre de ce recueil pourrait le laisser croire aux naïfs.

 

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Pas plus que recourir au discours d'autorité, attendre le silence des tombeaux n'est pas la meilleure solution pour mettre fin aux excès des guerres de mémoire(s). On aimerait croire à la conclusion qu'Esther Benbassa donne à sa contribution : « La guerre des mémoires n'aura peut-être pas lieu…» Comme le choc des civilisations. Encore faut-il que le devoir de mémoire soit suffisant, qu'il ne soit pas récupéré par les activistes, qu'on n'encourage pas les replis communautaristes. "Vaste programme", comme disait le général De Gaulle. En somme, comment vulgariser l'histoire au mieux dans une société de plus en plus métissée ?



Pascal BLANCHARD et Isabelle VEYRAT-MASSIN (dir.)
Les Guerres de mémoires
La France et son histoire. Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques.

La Découverte, 2008, 334 pages.

Tag(s) : #HISTOIRE 1900 - 2000
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