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Initiateur de l'histoire des sens et des sensibilités, et tout récemment du repos, Alain Corbin s'est intéressé aux loisirs, d'où cette histoire déjà ancienne (1995) mais toujours éclairante, conduite avec une équipe de chercheurs spécialisés dans les loisirs et les pratiques corporelles. À cheval sur deux siècles, les sujets retenus présentent l'intérêt d'analyser cet avènement comme une transition, de la société rurale traditionnelle — selon la formule un peu cliché — vers la société de consommation des pays développés où l'industrie du divertissement a triomphé.

 

Une première étude souligne le rôle pionnier de l'Angleterre. Les loisirs des Anglais de l'ère victorienne ont été marqués par les potentialités du chemin de fer qui a permis le développement de stations thermales comme Bath puis balnéaires comme Brighton. S'est ainsi progressivement démocratisée la fréquentation de lieux de loisirs en Grande-Bretagne même, avant que l'aristocratie ne montre le chemin des montagnes du continent et des vacances à l'étranger, par exemple vers la Riviera. Alain Corbin montre l'évolution des paquebots jusqu'à ce que le luxe inspiré de l'hôtellerie des palaces attire la « classe de loisir » vers 1900. La Peninsular and Oriental organise des croisières en Méditerranée dès 1844, suivant la vogue de l'orientalisme.

 

André Rauch montre comment les vacances — d'abord de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie — mettent les séjours à l'heure de la nature. Ainsi le succès des bains de mer démarre en France dès la Restauration, et le Second Empire voit l'essor des stations balnéaires les plus chics, comme Nice et Biarritz. C'est le temps des guides (Baedeker, Joanne...) notamment pour la villégiature en montagne. Celle-ci voit la création au XIXe siècle d'une foule de stations qui mêlent thermalisme, climatisme et alpinisme.

 

En même temps le loisir du citadin se métamorphose, notamment à Paris où se multiplient les parcs et les passages chers à Walter Benjamin. L'attrait de Paris est amplifié par les Expositions universelles (1867, 1878, 1889, 1900, 1937). Une culture urbaine du divertissement se fonde alors sur les théâtres, les cabarets, les music-halls : Julia Csergo souligne « le mouvement général de sexualisation et d'érotisation des divertissements » en s'appuyant sur les « lieux d'exhibition du corps féminin » que sont autour de 1900 le Moulin Rouge et les Folies Bergère. En prenant exemple sur l'Italie, Gabriela Turnaturi souligne le rôle du cinéma dans la démocratisation culturelle et note qu'en même temps les adaptations cinématographiques d'œuvres littéraires ont permis aux intellectuels d'accepter ce 7ème art qu'ils avaient « d'abord considéré avec un léger mépris ».

 

Le XIXe siècle a vu les anciens jeux populaires reculer peu à peu devant les sports définis Outre-Manche. Georges Vigarello montre que la nouveauté n'est pas seulement dans la codification des règles de chaque sport mais plus encore dans la construction d'un calendrier, avec des rencontres hiérarchisées, avec l'invention du chronométrage selon une précision croissante, avec le relai de la presse écrite. L'amateurisme du sportsman est doublé par la professionnalisation avec par exemple la création de la Football League en 1888 pour faire du sport un spectacle de masse, là encore en Angleterre d'abord.

 

Au village, comme le note Jean-Claude Farcy, il est difficile à séparer la possibilité du loisir d'un travail survalorisé et les deux peuvent s'interpénétrer. Les traditionnelles fêtes de village déclinent et plus encore les veillées qui disparaissent après 1914, l'exode rural des jeunes s'y ajoutant. Le bal champêtre avec ses danses collectives fait place au bal populaire et à la danse en couple. La fréquentation de l'église est concurrencée par celle du café où s'ajoutent parfois des terrains de jeu ainsi les boules de fort en Anjou. De nouveaux loisirs sont proposés comme les sociétés de musique (fanfares) après 1870, les sociétés de pêche ou de chasse, puis les sociétés sportives et les amicales d'anciens élèves de l'école primaire et après 1018 avec les réunions d'anciens combattants. Une constante est la faible représentation des femmes dans ce temps libre au village, bien plus qu'en ville.

 

L'industrialisation a changé la donne. En 1856, John Fitzgerald publie Le Devoir de procurer davantage de repos à la classe ouvrière. C'est la Grande-Bretagne qui s'en soucie en premier d'où la réclamation de la réduction du temps de travail quotidien, du repos hebdomadaire, des congés. Mais c'est en Autriche qu'arrive la première obligation légale de congés dès 1919 pour les salariés. La France suit avec retard, en 1936. Mais que vont faire les travailleurs urbains de ces nouveaux temps de loisirs ? Dans l'ensemble la montée de l'individualisme fragilise les pratiques collectives. De bons esprits, des politiques aussi bien que des syndicalistes ou des membres du clergé, craignent un essor de la paresse et des vices — y compris à cause de la lecture ! — et prônent donc l'organisation de ces loisirs. Celle-ci concerne aussi bien les dictatures de l'Entre-deux-guerres, particulièrement le Dopolavoro en Italie, que les démocraties dans les années 1930. On s'inspire alors souvent de la tradition populaire plutôt que de la haute culture intellectuelle. Un Congrès international du folklore tenu à Paris en 1937 entend soutenir les loisirs populaires et l'année suivante la Ligue française de l'enseignement publie la brochure de Paul Delarue sur Le Folklore appliqué à l'éducation. Ce n'est donc pas pas le régime de Pétain qui a pris l'initiative de faire du folklore la culture officielle de la France remarque Anne-Marie Thiesse. « La volonté de discipliner le temps », notent Jean-Claude Richez et Léon Strauss, amène les syndicats à proposer des excursions, des voyages organisés, des séjours en montagne. Cet effort en faveur des vacances populaires triomphera dans les années 1960. La palme de l'encadrement du temps de loisir revient au système Kraft durch Freude inauguré en 1934 par le IIIe Reich — dont on a surtout retenu les croisières populaires — supprimant toute initiative des participants et tout farniente. À l'opposé de ces formes de loisirs encadrés, la revendication du temps pour soi, la préférence pour le loisir individualisé est étudiée par Alain Corbin qui prend appui sur la pêche à la ligne, le jardinage et le bricolage — hobbies dont la pratique se développe au fil du temps.

 

Grâce à ces études passionnantes mais qui ne prétendent pas à l'exhaustivité on observe un décalage remarquable à l'échelle européenne. En effet, le rôle d'initiateurs des Anglais et le retard relatif des Français sont régulièrement évoqués dans ces contributions. On peine à croire que ce décalage puisse être encore d'actualité dans la société connectée des années 2020...

 

Alain Corbin e. a. : L'Avènement des loisirs. 1850-1960. - Aubier, 1995, 471 pages., relié. Réédition Champs-Histoire, 2020. (Illustration de couverture : Georges Seurat, Un dimanche à la Grande Jatte, 1884, Art Institute, Chicago).

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1789-1900, #HISTOIRE 1900 - 2000
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