Dans les Montagnes Rocheuses, une vaste vallée au pied des 4 000 mètres du Pic Blanca, qu'emprunte le cours majeur du Rio Grande : on est dans le sud du Colorado, limitrophe du Nouveau Mexique. L'écrivain Ted Conover, né en 1958, a choisi de faire de cette vallée de San Luis, et plus particulièrement du comté de Costilla, son terrain d'enquête, une région peuplée de « marginaux fauchés aux tendances libertariennes ». Universitaire à New York, il est aussi spécialisé dans le journalisme d'infiltration, d'immersion si on préfère. Dans ses ouvrages précédents il a fait le hobo sur les voies ferrées du pays, fréquenté les migrants clandestins à la frontière du Mexique, et joué le rôle d'un gardien de prison pour écrire sur Sing Sing.
Un paradis tout relatif
Dans cette succession de séjours effectués de 2019 à 2022 au sud du Colorado, État dont il est originaire, Ted Conover fréquente des marginaux attirés par l'acquisition d'un lopin de terre, deux hectares, pour une bouchée de pain. C'est le bureau d'aménagement du comté qui a divisé ces terres publiques. Des hommes d'affaires ont revendu les terrains en faisant miroiter le paradis. Beaucoup d'acquéreurs sont devenus propriétaires sans voir leur terrain. Ils ont tapé sur leur navigateur « Terrain pas cher Colorado ». Certains ont été arnaqués qui ont cru aux photos verdoyantes sur Internet alors que la vallée est dépourvue d'arbres, quasi désertique, torride l'été, glaciale l'hiver. Sans compter qu'il n'y a pas d'infrastructures... pas de réseaux : ni de gaz, ni d'électricité, ni d'eau potable, ni d'égout, peu de routes carrossables, mais quand même un peu de réseau Internet.
Le récit d'une installation
Il faut d'abord se faire accepter par des résidents qui ne sont pas tous coopératifs d'emblée, loin de là. Aussi, en s'agrégeant aux bénévoles d'une association caritative locale, La Puente, — qui à la capacité d'héberger des isolés, mais sait aussi exclure les drogués et alcooliques violents — il se fait connaître en apportant bois de chauffage et offre d'aide. Novice, il accompagne l'un de ces bénévoles expérimentés, Matt, pour faire la connaissance de quelques résidents, isolés ou en famille, et à partir de là ces rencontres sont suffisantes pour mener à bien son travail d'enquêteur, et réaliser ce récit, superbe document sociologique — quoique hors des normes académiques.
Ted Conover achète une caravane d'occasion, s'installe chez les Gruber qui lui louent un emplacement. La première nuit il a failli mourir de froid. Mais les voisins sont bienveillants. Plus tard il revient avec un pick-up, achète une parcelle déjà équipée d'une éolienne (en ruine) et d'un mobile-home (ruiné aussi), installe caravane et générateur, aménage une clôture, non pas pour faire comme tout le monde, mais pour éviter que les vaches errantes ne viennent secouer sa caravane en pleine nuit...
Un petit monde plein de diversité
En fait il y a toutes sortes de raisons pour atterrir dans la vallée de San Luis. Quasiment tous sont venus vivre ici par manque de revenu suffisant pour vivre ailleurs. Quasiment tous ont quitté le milieu urbain et “choisi” la solitude. Beaucoup sont en délicatesse avec la loi, le bureau du shérif du comté les tient à l'œil. Mais il y a aussi des criminels recherchés, voleurs, délinquants sexuels, ou meurtriers, venus se cacher — on ne peut dire se mettre au vert... Certains cultivent la marijuana dans les limites légales de l’État du Colorado. N'oublions pas un impératif : être bricoleur, et avoir de l'eau. Les possesseurs des mobile-home sont souvent assez âgés, comme quelques retraités de l'armée. Certains sont en famille avec de jeunes enfants. D'autres ont perdu leur travail et leur maison — on pense à la crise des subprimes —, et tous ont cherché ici un refuge. Beaucoup sont en mauvaise santé et le Covid les menacera. La plupart s'affirment Républicains voire supporters de Trump, ou encore ennemis déclarés de l’État fédéral, et certains sont survivalistes. . Les Worley, qui ont été « sous l'emprise d'un leader chrétien », sont un cas extrême. James « considérait le permis de conduire comme “le signe de la bête”, ou l'Antéchrist » et sa femme « voit un danger dans le fait d'assigner des numéros à des gens et cherche en permanence le 666, le nombre du diable ». En conséquence « ils ne peuvent pas conduire légalement, ni être payés officiellement s'ils trouvent du travail. Et c'est ainsi qu'ils se retrouvent confinés aux marges de la société.»
Si on leur donnait un million de dollars, reviendraient-ils en Virginie, en Tennessee, à Chicago, Los Angeles ou New York ? Pas sûr... L'écrivain lui-même assure trouver un équilibre entre ses séjours dans son lopin de terre au Colorado et sa vie d'universitaire new-yorkais.
• Ted Conover : Là où la terre ne vaut rien. Traduit par Anatole Pons-Reumaux. Éditions du Sous-Sol, 2024, 333 pages. [Cheap Land Colorado. Off-gridders at America's Edge].