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Erasme peint par Holbein le jeune, 1523

Pour compléter des lectures romanesques sur le XVIe siècle, qu'il s'agisse par exemple de L'Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar ou de Bomarzo de Manuel Mujica Lainez, il n'est pas inutile de vouloir en savoir plus sur certains grands esprits du temps.

Aussi pourra-t-on savourer quatre heures de discussions sur Érasme, grâce à l'émission de Géraldine Muhlmann Avec Philosophie en podcast sur France Culture. L'animatrice a reçu pour chaque émission deux universitaires spécialistes de l'Humanisme, de la Réforme de l’Église, et bien sûr d'Érasme. Voici un aperçu de ces conversations.

 

Érasme prince des humanistes

Né à Rotterdam vers 1467 cet enfant d'un prêtre qui ne l'a pas reconnu a choisi de s'appeler Desiderius Erasmus, le Désiré, sans doute par égard pour sa mère, bientôt emportée par la peste. Aujourd'hui ce nom est plus connu pour les échanges universitaires en Europe que pour celui de l'auteur de 45 éditions d'auteurs antiques dont 12 Pères de l'Église.

Formé d'abord chez les Augustins de Deventer, Érasme s'est passionné, le jour pour les textes religieux, la nuit pour les auteurs païens et les premiers humanistes. En 1490 il écrit Antibarbarorum Liber : une critique de la pensée scolastique présentée de façon caricaturale. Le savoir, la vertu et l'éloquence sont les clés de l'accès à une culture gréco-latine qu'encore peu de contemporains possèdent, tel ce Lorenzo Valla qui a appris le grec pour lire les Évangiles et se libérer de la traduction latine en circulation. Modèle pour Érasme, Valla osa démontrer vers 1440 que la “Donation de Constantin” est un faux parce qu'elle est formulée dans une langue du VIIIe siècle et non du temps de l'empereur qui a légalisé le culte chrétien. Érasme entre brièvement au service de l'évêque de Cambrai, puis étudie au collège Montaigu à Paris, devient docteur en théologie à Bologne, en 1506, et se retrouve enseigner à l'université d'Oxford, où il se lie d'amitié avec Thomas More ; ensemble ils traduisent Lucien le sceptique grec.

Les humanistes sont ballotés entre croyance et raison. Dans sa biographie de 1934 Stefan Zweig qualifiera Érasme d'homme de contrastes, qui réunit des pensées contraires. Il veut diffuser l'héritage antique. Le rôle de l'imprimerie est donc essentiel. Il faut diffuser des textes rétablis et corrigés. En un sens il produit la première poussée critique et ses continuateurs arrivent en développent la pensée nouvelle, comme Rabelais. Il a en quelque sorte ouvert la boîte de Pandore. Avec orgueil il affirme sa devise : « Je ne cède à personne » (Nulli cedo).

Vers 1500 ses Adages réunissent des centaines de sentences antiques suivies de leur commentaire. Il les augmente en 1508 quand il réside à Venise, chez Alde Manucio, cet enseignant latiniste et helléniste devenu éditeur et imprimeur pour que ses étudiants aient assez de textes à leur disposition. Plus tard Érasme réside un certain temps à Bâle (qu'il devra fuir pour Fribourg quand le mouvement anabaptiste s'y sera emballé) ; pour l'imprimeur Froben il se lance alors dans la réédition en grec de tout le Nouveau Testament (Novum Instrumentum), 1516, en regard du texte latin qu'il jugeait mal traduit. Il s'intéresse particulièrement à saint Paul et à son texte sur la charité qui distingue la foi chrétienne de la foi juive, texte fondamental pour l'humanisme désireux d'une foi plus intériorisée.

Érasme est caractéristique d'un humanisme du Nord, plus religieux, qui passe du collectif à l'individu, en opposition à un humanisme des cités italiennes qui tient la religion à distance, attiré par la mythologie et les auteurs païens sans craindre d'être perverti par le paganisme. Son Ciceronianus de 1528 critique les Italiens qui copient Cicéron sans tenir compte de l'esprit chrétien — qu'il faut bien respecter. Érasme se gaussait du cardinal Bembo qui avait la réputation de ne plus ouvrir son bréviaire pour éviter de gâter son latin...

 

Érasme et le Prince

En 1516 Érasme adresse son Éducation du prince chrétien (en latin) à Charles de Habsbourg souverain des Pays-Bas, avant de devenir roi d'Espagne puis Empereur ; c'est une commande du chancelier de Bourgogne Jean Sauvage. Il n'a pas lu Le Prince de Machiavel qui sera imprimé seulement plus tard. Érasme assista en 1521 au couronnement de Charles-Quint qui le nomma conseiller et lui versa une rente de 200 florins. François Ier et Henri VIII cherchèrent en vain à l'attirer à leur cour. Le texte d'Érasme est imprimé par son ami Froben à Bâle. En un temps de crainte des révoltes, le philosophe souhaite que les peuples vivent en paix avec leurs princes, — on a parlé avec excès de pacifisme chez Érasme — et que les princes ne pensent pas à entreprendre des guerres de conquête (comme le Milanais).

Alors que Coluccio Salutati mettait en avant trois types d'opposition des pouvoirs (démocratie/anarchie ; monarchie/tyrannie ; aristocratie/oligarchie) Érasme veut seulement tempérer la monarchie par l'éducation du Prince. Le tyran s'attache à être craint, le roi à être aimé. Érasme est hanté par le rêve de Platon du roi-philosophe. Contre Machiavel qui sépare les sphères du politique et du religieux, Érasme affirme que le roi doit être philosophe c'est-à-dire chrétien car il hérite à la fois de la pensée chrétienne et de la culture gréco-latine. Érasme reste proche de l'épitre aux Romains de saint Paul qui insiste sur l'obéissance du peuple ; celui qui s'oppose à l'autorité s'oppose à un ordre voulu par Dieu et donc se condamne. Le Prince doit lire l'évangile tous les jours.

Le projet politique érasmien est européen mais pas nationaliste ; rien à voir non plus avec une restauration de l'Empire romain. Le leadership du prince doit simplement assurer la paix. Or, la menace turque relance la question de la guerre juste, que le penseur condamnait auparavant. Après la bataille de Mohàcs de 1526, et la défaite du roi de Hongrie, la peur croit en Europe ; il faut s'armer contre les Turcs. Or, il y a en même temps le problème de Luther qui ne s'incline pas devant Charles-Quint à la Diète de Worms.

 

L’Éloge de la Folie

L'éloge est une satire rédigée en 1509 quand Érasme quitte l'Italie pour rejoindre Thomas More à qui le texte est dédicacé  : « Rien n’est plus sot que de traiter avec sérieux de choses frivoles ; mais rien n’est plus spirituel que de faire servir les frivolités à des choses sérieuses.» La Folie d’Érasme est une dame coiffée d'un grelot et qui parle. A travers ses paroles, l'auteur utilise la liberté de railler et cherche à amuser non à déchirer. Folie est une énonciatrice ambiguë, elle semble dire tout et son contraire, par exemple sur le mariage, si bien qu'on se retrouve désarçonné par ce texte si l'on cherche à savoir ce qu’Érasme pense exactement. Faut-il prendre à la lettre toutes ses dénonciations ?

Un scepticisme radical, un pyrrhonisme, semble fonder tout ce texte satirique. On y trouve une critique du stoïcisme et un certain épicurisme : contre les philosophes compliqués et les moines ratiocineurs. Certains fous ne sont pas ses enfants (inceste, crime, guerre...) car elle revendique une folie qui ne fait pas de mal, une folie douce. Première publication à Paris chez l’éditeur Philippe en 1511 et ensuite multiples traductions : l’Éloge de la folie a été un grand succès populaire !

 

Érasme et Luther : la grande bagarre

Ils sont en relations épistolaires dès 1519, Luther appréciant les commentaires d'Érasme sur les Psaumes. Tous deux sont des humanistes passionnés par l'édition correcte des textes. La traduction de la Bible en allemand par Luther a été faite sous l'impulsion d'Érasme. L'idée était que la femme, que le paysan, et même le Turc puissent lire l'écriture sainte. Bien que tous deux soient morts dans leur lit, ce sont deux personnalités très opposées. Luther est un sanguin au front bas, un homme plein de vigueur: « je mange comme un bohémien et bois comme un allemand » lui fait dire en 1934 Zweig que Géraldine Muhlmann aime citer ! Érasme est au contraire un homme délicat, plutôt malingre et réservé, à la voix douce. Il ne veut pas de révolution dans l’Église mais des transformations. Il évite l'arrogance et les polémiques trop aiguës. Érasme était proche de Léon X (Jean de Médicis) qui en 1520 condamna Luther par une bulle. Il s'abstint de venir à la Diète de Worms pour ne pas attaquer Luther bientôt mis au ban de l'empire : « Que suis-je moi moustique pour attaquer un éléphant ? ».

A son traité de 1524 sur le Libre arbitre, Luther répliquera l'année suivante par un pamphlet sur le Serf arbitre ! C'est le moment de leur rupture sur un point de dispute théologique : le rôle de la grâce dans le salut. Pour Érasme tout le mal vient de l'homme et toute la grâce vient de Dieu. Pour Luther tout dépend de Dieu, qui décide et ne change pas d'avis. L'homme est prisonnier de la volonté de Dieu ou de Satan. Seul sera sauvé celui à qui Dieu a donné la foi. C'est la prédestination...

Érasme s'est fait dispensé de ses vœux pour voyager librement à travers l'Europe et peu avant sa mort il a refusé la barrette cardinalice offerte par Paul III. Luther est un moine défroqué et excommunié, attaché à l'espace allemand. L'un à cherché à maintenir l'unité de l’Église, pas l'autre.

 

Mais qui était donc Érasme ? - Quatre podcasts de Géraldine Muhlmann, Avec Philosophie. France Culture, avril 2023. Avec la participation de : Michel Magnien, Christine Bénévent, Marie Barral-Baron, Juan Carlos D'Amico, Blandine Perona, Virginie Leroux, Jean François Cottier, Pierre Olivier Léchot.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-mais-qui-etait-donc-Érasme

 

 

 

Tag(s) : #BIOGRAPHIE, #EUROPE
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