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Voilà un ouvrage remarquable qui permet de découvrir avec excitation comment la Chine est difficilement entrée dans la modernité à la fin du XIXe siècle. Le rôle de personnalités politiques, de lettrés, d'historiens et autres géographes, généralement peu connus à l'étranger, est ici révélé par le chercheur anglais. Mais c'est aussi un grand livre qui montre la pénétration de concepts occidentaux en Chine concernant aussi bien la nation ou la frontière, que la langue ou l'histoire, alors que le pouvoir actuel affirme clairement son attachement au confucianisme.

 

Après la grave secousse politique de 1989, Pékin a cherché à ressouder la population et le Parti communiste (PCC). Avec un siècle de retard, Xi Jinping et ses ministres ont choisi la voie du nationalisme, celle-là même que l'Europe avait expérimentée pour son malheur. Sous la belle appellation de « Rêve chinois » les dirigeants de Pékin ont façonné une chimère. Chercheur auprès d'un think tank britannique, le Royal Institute of International Affairs alias Chatham House,  Bill Hayton démontre que la Chine telle qu'on la connaît aujourd'hui n'existe pas depuis 5 000 ans contrairement au discours officiel, que la langue, la géographie, la nation, l'histoire, tout a été forgé par des idéologues prenant appui paradoxalement sur des notions européennes. Il n'y avait pas d’État appelé « Chine ». Cette « invention » s'est produite progressivement, concoctée par plusieurs générations d'acteurs chinois. Elle s'est forgée aux derniers temps de l'empire Qing, s'est poursuivie avec la République issue de la révolution de 1911, avec le règne du Kuomintang. Tout un roman national hérité par la RPC !

 

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En huit chapitres placés chacun sous le signe de l'invention et d'un vocable en mandarin, l'auteur délivre avec audace sa lecture iconoclaste de ce que l'on croit savoir de la Chine. À chaque fois, une anecdote récente, contemporaine de la présidence de Xi Jinping, introduit la question traitée.

 

Comme « les Routes de la soie », expression forgée par un géographe allemand en 1838, le mot « Chine » est... une invention européenne, particulièrement des jésuites admis à la cour de Pékin. C'est plus anciennement la « Sinae » de Ptolémée, calquée sur le nom de l'ancien royaume de Qin, — à ne pas confondre avec le vaste empire des Qing (1644-1911) —, pour remplacer l'expression « Zhongguo » (中国) et « Zhonghua » (中華). Autrement dit le pays du Milieu : soit l'espace compris entre les points cardinaux, ou encore « Tianxia », littéralement tout ce qui se trouve sous le Ciel. C'est une formule flatteuse pour le souverain, mais quand même bien vague, et inquiétante pour les voisins.

 

Pour en revenir aux Qing, chacun sait que leur domination fut malmenée au XIXe siècle par les convoitises émanant de pays qui s'industrialisaient, les guerres de l'opium, et les conflits internes (Taïpings, Boxers). On sait moins qu'il fut économiquement affaibli dès le début par les révolutions latino-américaines tarissant le flux d'argent vers le pays de la soie et de la porcelaine. Le régime impérial qui avait tendance à voir le reste du monde comme une série de pays tributaires s'est alors agrippé sur les traditions tandis qu'une partie des gens instruits et des étudiants a fait connaissance avec des auteurs étrangers et des idées venues d'Europe, en une tendance accentuée par la diaspora, devenue vivier de révolutionnaires. En même temps, les pays proches, les Ryu Kyu, la Birmanie, l'Annam, le Laos, la Corée ont cessé d'être tributaires pour différentes raisons, en particulier la rivalité avec le Japon qui accueillait la jeunesse du continent venue étudier. La Chine d'aujourd'hui veut retrouver sa souveraineté (« zhuquan ») quitte par exemple à faire échouer la Conférence de Copenhague en 2009 sur le climat, refusant de se plier, comme le demandait Obama, à engagements « mesurables communicables et vérifiables » : sa pleine souveraineté ne peut s'abaisser à ça. Le gouvernement de Pékin n'échappe pas à l'idée de revanches à prendre.

 

Comme les Européens d'antan, la Chine a découvert les vertus de la race dominante et les vices des minorités. La race (« zhongzhu ») prendrait donc la place du prolétariat dans l'idéologie. Autrefois l'empire, longtemps dirigé par des dynasties étrangères, mongole puis mandchoue, était considéré comme multiethnique, avec des Han seulement majoritaires dans « la Chine proprement dite », et des minorités (par rapport à la population totale) en Mandchourie, Mongolie, Tibet, Xinjiang (jadis Turkestan chinois), sans compter les plus petits groupes tels les Miao. La sinisation par l'afflux de millions de colons Han s'est accomplie d'abord vers la Mandchourie après la révolution de 1911 — qui a d'ailleurs massacré de nombreux Mandchous — et plus récemment vers les autres territoires qualifiés ou non de « régions autonomes » dans les institutions de la RPC. Héritier du mythique empereur Jaune, des promoteurs de « la race jaune », puis de la « race des Han », le pouvoir de Xi Jinping pratique aujourd'hui l'oppression raciste au Xinjiang tandis que le Front Uni tente de mobiliser les communautés chinoises d'outremer (« Huaqiao ») pour la gloire de leur patrie quel que soit leur passeport. Cette conviction de l'importance de la race est venue en Chine avec les idées de Herbert Spencer dans les années 1870-80 en même temps que le darwinisme social et donc bien avant la fondation du Parti communiste.

 

« Faisons en sorte que le passé serve au présent »  lança Mao en 1964. L'histoire nationale (« guoshi »), à commencer par l'ère des Qing, est aujourd'hui bien encadrée par le Parti, les médias, les universités. Elle doit souder les populations. C'est l'aboutissement de ce qui a débuté sous les derniers empereurs Qing. Soutenu par les missionnaires baptistes de Timothy Richard, Liang Qichao publie en 1901 une nouvelle histoire chinoise, oubliant les séquences dynastiques, où le Zhongguo comprend un seul peuple, une chronologie divisée à l'image des usages européens : une période antique, un long moyen-âge (de 221 av. JC à la fin du règne de Qianlong en 1796), une époque moderne enfin avec un seul peuple, une seule langue, un seul État et pas seulement ce Parti unique que l'on donne ordinairement comme base du totalitarisme.

 

La formation de la langue nationale (« guoyu ») a été l'objet d'une sérieuse bataille après que la révolution de 1911 a mis à l'écart le mandchou. La République s'est longtemps divisée sur l'écriture : fallait-il conserver les caractères traditionnels, introduire une écriture phonétique, normaliser les prononciations régionales ? Comme le Japon misait sur l'instruction publique, on sentit l'urgence de ces réformes. Un ministère de l'éducation fut créé en 1905 et les conférences sur ces sujets se succédèrent. En 1956 enfin la langue commune, ou putonghua, était définie, avec pour base les dialectes du Nord et la prononciation de Pékin. Cependant le wu, le shanghaïen, comme le cantonais, résistent encore aujourd'hui, au nom du patrimoine régional.

 

Les chapitre 7 et 8 abordent un sujet actuel et sensible au moyen des représentations du territoire (« lingtu ») et de l'espace maritime chinois dont la délimitation est longtemps restée floue. L'auteur rapporte le malaise suscité en 2019 par la statue The World Upside Down du sculpteur Mark Willinger installée à la London School of Economics où Taiwan figure avec une autre couleur que la RPC. En fait, Taïwan est restée hors du territoire national après 1895. En novembre 1943 la conférence alliée du Caire décida qu'à la défaite du Japon elle serait réunie au continent, ce qu'il advint en 1945. Et puis la guerre civile reprenant en 1947, l'île devint le bastion du KMT et une république séparée. Un but de guerre envisagé par Xi Jinping.

 

 The World Upside Down de Mark Willinger

 

 

Source : It's Nice That

 

Mais la Chine semble aussi prête à faire la guerre à plusieurs de ses voisins pour les îles et les hauts-fonds (« ansha ») de la mer de Chine méridionale. L'auteur montre comment depuis des décennies la question a été envisagée sans rigueur par le gouvernement chinois confiant à des commissions incompétentes le soin d'y délimiter les revendications chinoises. Mélangeant hauts-fonds et récifs émergés, la carte officielle de 1948 permet aujourd'hui des prétentions contraires aux accords conclus dans le cadre de l'ONU et nourrit un dangereux nationalisme expansionniste. C'est l'annexion par les cartes...

 

Source : arte — Le dessous des cartes - émission du 6/09/2023.

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Depuis la publication de l'étude de Bill Hayton, l'actualité est encore venue souligner sa pertinence et c'est encore une affaire de carte “avantageuse” publiée le 28 août dernier par le Ministère des Ressources naturelles ! Si la Russie s'est tue, Philippines, Vietnam, Malaisie, Taïwan ont réagi contre ses mensonges. Et surtout l'Inde dont la carte incriminée n'hésite pas à annexer une province entière du pays, l'Arunachal Pradesh ! Selon Le Monde du 3 septembre, l'absence de Xi Jinping à la réunion du G20 à Delhi ce mois-ci serait même la conséquence de cette “gaffe” cartographique...

 

 

Bill Hayton : L'invention de la Chine. 5 000 ans d'histoire. Traduit de l'anglais par Louis Vincenolles. Éditions Saint-Simon, Paris, 2023, 313 pages.

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1900 - 2000, #CHINE, #CARTOGRAPHIE
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