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Peut-être le principal événement littéraire de 1968, la publication de L'Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar rompait avec la médiocrité remarquable des parutions de cette période d'essoufflement du réalisme social, d'épuisement du Nouveau Roman, et d'attente du renouveau de l'écriture romanesque de la fin du siècle.

 

La future académicienne a créé avec Zénon un personnage qu'elle veut représentatif de la diversité de l'humanisme qui a caractérisé le seizième siècle en Europe, et ici plus particulièrement la Flandre où émerge la crise religieuse. Zénon est à la fois alchimiste, astrologue, médecin, et philosophe. Si l'expression “œuvre au noir” appartient au labeur de l'alchimiste, il semble qu'elle puisse, dans ce livre, s'utiliser aussi pour décrire le processus intellectuel qui voit Zénon s'émanciper de la pratique et des croyances chrétienne et s'acheminer vers la libre pensée, l'athéisme même. Ces deux interprétations recouvrent des attitudes également condamnables pour le pouvoir de l'époque, associant l’État et l’Église. D'où le procès qui conduira le philosophe à la mort.

 

Marguerite Yourcenar fait naître Zénon en 1510, et — comme elle l'explique dans une note en fin du livre — il tient par ses activités et ses idées de plusieurs personnages réels, des célébrités du temps. Cette épaisseur de la réalité historique se retrouve dans les autres personnages importants aussi bien que secondaires qui font que L'Œuvre au noir reste pour le lecteur présent un exceptionnel voyage dans le passé. L'intrigue s'ouvre sur le commun départ de Bruges de deux hommes. Assoiffé d'aventures Henri-Maximilien, fils du prospère marchand Henri-Juste Ligre, prend le chemin qui l’amènera à participer comme mercenaire aux guerres en Italie tandis que son cousin Zénon, après un début d'études de théologie, prétend se rendre à Compostelle... Zénon est un bâtard, fruit des amours d'Hilzonde, la sœur d'Henri-Juste, avec un prêtre italien ambitieux qui s'est enfui vers Rome en la laissant enceinte.

 

Le monde des marchands de Bruges se retrouve dans les activités de la famille Ligre, apparentée aux Fuggers, et participant au financement de la Flandre, pièce importante de l'Empire de Charles Quint, puis de Philippe II, car en effet l'action se prolonge jusqu'en 1569. La crise religieuse fait plus que constituer une toile de fond : les rebelles luthériens et calvinistes n'ont pas encore triomphé mais déjà se dessine l'opposition victorieuse de la Hollande calviniste au pouvoir catholique et impérial qui s'appuiera, lui, sur la Contre-Réforme. La mère de Zénon a épousé un riche marchand d'Amsterdam et le couple est converti aux idées religieuses nouvelles. Ils s'installent chez les anabaptistes de Münster — ce qui leur est fatal puisque le prince-archevêque envoie son armée combattre ces illuminés de communistes, reprendre la ville et réprimer sauvagement les anabaptistes en un retour à l'ordre approuvé aussi par Luther.

 

Plus tard, l'esprit rebelle s'insinue jusque chez les Cordeliers de Bruges où Zénon, après sa « vie errante », est venu se réfugier auprès du prieur Berlaimont, pour y vivre ses dernières années, sa « vie immobile ». Zénon est convaincu d'échapper ainsi aux poursuites que lui valent ses publications audacieuses, son travail d'alchimiste, ses recherches médicales, et ses aventures loin des Flandres, chez les musulmans de l'Empire Ottoman comme auprès du roi de Suède adepte de la Réforme. La biographie et les œuvres de Zénon en font un suspect de choix auprès de la justice de Bruges, à laquelle il a un temps songé à échapper par la mer, avant de revenir dans le piège. Bref, une lecture qui a tout pour satisfaire les amateurs de belle langue, les passionnés d'histoire, et les admirateurs des humanistes.

 

Marguerite Yourcenar : L'Œuvre au noir. Gallimard, 1968, 340 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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