L'IDEE DE NATION JUIVE
« La nation est soumise à une triple influence dans toute l'Europe, d'abord celle de l'émancipation politique des nations et leur reconnaissance par les puissances. Par ailleurs les Juifs se trouvent engagés dans le mouvement d'expansion économique qui secoue l'époque et y participent. Cet aspect de l' « entrée en modernité» est fondamental car d'un côté ils y jouent un rôle prépondérant et dynamique, mais d'un autre côté cette participation ne renforce pas l'unité nationale des Juifs, au contraire elle devient un facteur de déjudaïsation et une source supplémentaire d'hostilité envers les Juifs. Ce n'est que dans cette activité économique qu'il nous est impossible de présenter le peuple. Toute l'ambivalence de l'antisémitisme se trouve dans cette aporie dans laquelle le Juif s'intègre et renforce sa position dans la société par le biais de l'économie et en même temps se détache des liens d'appartenance à son peuple. L'antisémitisme moderne a forgé sa puissance sur la crainte de voir apparaître un nouveau pouvoir juif fondé sur l'argent et la décomposition des liens traditionnels de la société. La violence de l'antisémitisme économique s'explique aussi par l'étonnement de voir le peuple le plus attaché au passé et à la tradition devenir l'agent du changement et de l'avènement de la modernité. Force est de constater que l'Europe ne fait que tolérer l'activité économique des Juifs, tolérance contradictoire au regard des autres "présences juives" reconnues. Et parmi elles, celle qui correspond à la troisième influence que subit la nation juive, l'essor culturel des peuples occidentaux. La culture juive est plus qu'acceptée, elle est souvent encouragée car elle se tisse sur les fondements de la civilisation occidentale. Pourtant le renouveau de la culture juive, l'apparition d'écrivains ou d'artistes juifs qui traitent de thèmes juifs mais ne commentent plus les textes sacrés, est le point de départ du nationalisme juif moderne et du refus de l'assimilation. Sans cette renaissance d'une culture juive "profane", il est probable que le sionisme n'aurait pas vu le jour.» (M. Bar-Zvi)
• L'auteur étudie les origines du messianisme sioniste. « Il faut attendre le VIIIè siècle pour voir se dessiner la première aventure de renaissance nationale sous l'impulsion de Sharini (ou Serenus) venu de Syrie et qui se propose de libérer la Palestine.»
• Des prétendants Messies rêvent de deux utopies : ramener les Juifs en Terre sainte (le sionisme) ou dans un autre territoire (le territorialisme). On part de l'idée que l'Exil (la Galouth) est une calamité et qu'Israël doit chercher sa rédemption à la fois vers la nation et vers l'individu. Le XIXè siècle voit se multiplier les initiatives en faveur de la montée vers Israël (l'Alyah) tandis que depuis le siècle des Lumières se profile l'émancipation des Juifs en Europe et qu'ils disparaissent à ce moment des travaux manuels et physiques. Les Juifs alors entrent en modernité et risquent de s'y perdre en s'assimilant à telle ou telle nation européenne : c'est la tentation de l'imitation du monde extérieur, disparition par intégration en sortant du ghetto.
• Alliance d'un peuple et d'une terre au nom d'une loi, tel est le sionisme. Pour rester juif, il faut aller habiter Eretz Israël, tandis que demeurer en diaspora c'est accepter de disparaître en tant que peuple. L'exil est une maladie de l'être, même si c'est un exil doré. Au temps de l'affaire Dreyfus, le 3 septembre 1898, Herzl prophétisait : « À Bâle j'ai fondé l'État juif. Si je disais à haute voix, il y aurait un éclat de rire général. Mais dans cinq ans peut-être, dans cinquante sûrement, tout le monde l'admettra.» Cinquante ans plus tard, David Ben Gourion proclama effectivement Eretz Israël. Le sionisme avait alors derrière lui une déjà longue histoire.
LES ANTI-SIONISTES JUIFS
• Les Révolutionnaires. À l'instar de Nicolas Donin qui brûla le Talmud en 1240, résoudre la question juive c'est la supprimer. L'auteur ne développe pas cette piste qui mènerait à étudier 1917 et ses fruits amers.
• Le Bund, mouvement socialiste des travailleurs juifs dans le cadre de l'empire russe, est né entre 1894 et 1897. Il est héritier du populisme russe (les narodniki). Les juifs de l'empire des tsars se trouvaient dans une situation de ghetto forcé depuis 1791 quand Nicolas I° prit les décrets de numerus clausus et de limite d'installation. Chaïm Zhitlowsky lutte pour la reconnaissance du yiddish comme langue de la communauté culturelle juive en Europe. Plekhanov qualifie les bundistes de «sionistes qui ont peur du mal de mer» puisqu'ils écartent l'Alyah. Et les sionistes reprochent aux bundistes de choisir l'assimilation.
• La théorie de l'autonomisme est illustrée par l'historien Simon Dubnov auteur de l'Histoire moderne du peuple juif (Payot, 1933) et du Livre de ma vie (Cerf, 2001). Selon lui, l'erreur de l'assimilation c'est de sacrifier la nationalité au profit d'une nationalité étrangère. Elle rend impossible la distinction entre citoyenneté et nationalité. Elle constitue une provocation à l'antisémitisme puisqu'elle admet l'incompatibilité entre sentiment national juif et la "dévotion patriotique" à un pays.
L'origine de l'assimilation se trouve dans le rejet par la Révolution française des droits nationaux du peuple juif. En fait, dès le XVIIè siècle, la pensée de Spinoza servit de base à l'abandon du judaïsme par assimilation et émancipation en transformant la religion en affaire privée pour le protéger de l'intolérance et des persécutions.
L'assimilation procède d'un mépris de soi. « Les partisans de l'assimilation se méprennent grandement quand ils prétendent qu'on est d'autant plus homme qu'on est moins Juif. Bien au contraire : moins en est Juif et moins on est homme.» (Aaron David Gordon).
• Les territorialistes font le pari de réussir dans le cadre d'une colonisation. En 1903, Herzl fit part au Congrès sioniste d'une proposition anglaise de colonisation juive en Afrique orientale : en Ouganda. Comme les pogroms se multipliaient en Russie et que la Turquie n'était pas encore prête à accepter un accord sur la Palestine, il fallait selon Max Nordau trouver "un asile de nuit" pour les juifs de l'Europe orientale. Israël Zangwill fonda la J.T.O. (Jewish Territorial Organization) pour réaliser ce territorialisme. [Sur les territorialistes, voir l'article "le petit monde de Scholem Aleikhem.]
• Pour les Orthodoxes, la re-création d'un État d'Israël n'est pas l'avènement du troisième Temple : seul un Messie peut y parvenir, pas un vulgaire mouvement nationaliste. Il faut s'opposer au sionisme qui est une hérésie.
• Pour les spiritualistes, l'exil est avant tout moral et la spiritualité juive ne survivrait pas à sa fin. Hermann Cohen affirme qu'Israël doit rester à part une nation souffrante et que l'exil est un moyen d'élévation morale que les hommes auraient tort de vouloir supprimer — mais c'est l'Allemagne qui doit donner l'idéal juif à toute l'humanité, réconciliant christianisme et judaïsme... Franz Rosenberg voit dans la pratique de la spiritualité la bonne santé nationale juive : surtout pas de rassemblement des Juifs en Palestine car, en attribuant tant d'importance à l'idée d'État, « il n'y aurait plus de Juifs après deux cents ans.»
DIVERSITE DES SIONISTES
• Le sionisme culturel repose sur la renaissance de la langue. Les "Amants de Sion" (Hovevei Sion), antérieurs au sionisme de Herzl, voulait proposer une alternative autre qu'émancipation ou assimilation. Pour Ahad Haam (Ce n'est pas le chemin, 1889) il faut renouveau de la culture populaire juive mais la majorité restera en diaspora malgré l'antisémitisme : la montée en Palestine ne sera que pour une élite éclairée. Moïse même mourut avant de connaître Eretz Israël.
• Le sionisme socialiste a des origines communes avec le Bund. L'économie "normale" permettra le relèvement juif quand le pionniérisme aura développé en Palestine agriculture et industrie. L'exil n'a pas de valeur en soi, les Juifs y sont au contraire devenus des "Luftmenschen", relégués dans des activités jugées sans importance (entendez le secteur tertiaire) Pour certains comme Aaron David Gordon, le travail de la terre va même régénérer la nation juive redevenue agricole — on est ici en plein pétainisme…– Les disciples de Gordon fondent donc le mouvement pionniériste "Hapoel Hatzair" (Jeune Travailleur). Issu de ce mouvement, David Ben Gourion souligne qu'en se réunifiant en Eretz Israël, la nation juive pourra « décoder les secrets de son passé et les mystères encore enfouis dans la terre du pays, dans les nombreux tells d'intérêt archéologique, dans les rochers et les grottes du désert.»
• Dès le premier congrès sioniste, un courant du sionisme religieux s'est développé sous l'influence du rabbin Samuel Mohilever : Mizrahi, accomplissement d'un retour en accord avec la Torah. Une Mitzva donc. Ainsi, le premier grand rabbin d'Israël, Abraham Isaac Kook est venu en Palestine dès 1904 pour s'y installer. Là est le ressourcement. Eretz Israël est le corps du judaïsme et la Torah son esprit. De même Martin Buber interprète le retour à la demeure comme un voyage vers l'intériorité au moins autant que comme reconquête d'une extériorité. On note ainsi que Sion n'est pas un concept issu de la Révolution française et des nationalismes du XIXè siècle, mais s'enracine dans l'histoire biblique.
TENTATIVE DE BILAN
• La création de l'État d'Israël n'a pas été une compensation pour les victimes du génocide hitlérien. Elle a failli être empêchée par l'holocauste auquel s'est ajoutée la persécution stalinienne. L'actuel territoire israélien est très inférieur aux promesses des Conférences internationales qui ont suivi la guerre de 14-18. Les juifs ont dû se battre depuis 1948 pour qu'Eretz Israël puisse exister. Et la signification du territoire a sans doute changé avec les accords d'Oslo de 1993 : Yossef Ben Schlomo, le disciple de Gershom Scholem, y voit le commencement de la fin du sionisme puisque le territoire devient une monnaie d'échange, ainsi la terre n'est plus qu'un refuge, un Ouganda transitoire. Le fondamentalisme musulman a pris le relais en Europe comme en Orient. Herzl a donc eu tort de penser que la création d'un Etat juif mettrait fin à l'antisémitisme.
• L'histoire juive évolue d'exil en exil. Y aurait-il aujourd'hui une revalorisation de l'exil du fait du bilan décevant su sionisme ? « Le véritable Israël est partout dans le monde où un Juif lit et médite la Torah » souligne George Steiner. « Notre nation n'est une nation qu'en vertu de la Torah » écrivait un rabbin du Xè siècle. Le texte c'est la patrie. Être juif c'est définitivement dissembler. On peut compléter "Être et exil" par l'essai de Benny Lévy, "Être juif. Étude lévinassienne" (Verdier, 2003). Éloigné de toute perspective géopolitique, le livre de Michaël Bar-Zvi est une véritable histoire intellectuelle de l'identité juive.
• Michaël BAR-ZVI : ÊTRE ET EXIL. Philosophie de la nation juive
CERF, "Les provinciales", 2006, 412 pages.