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L'attentat auquel Zeruya Shalev a survécu lui a inspiré à le roman intitulé Douleur. Il y a encore de la souffrance dans Stupeur, son roman suivant, magistral par l'analyse psychologique de ses principaux personnages, Atara et Rachel, tout en esquissant un survol en pointillés de l'histoire de son pays. « La rencontre de ces deux femmes bouleversera de façon inattendue leur existence et liera à jamais leur destin » déclare la 4ème de couverture dans une envolée lyrique mais bien vague qu’il convient de préciser pour convaincre lectrices et lecteurs.
Atara a eu pour père Menahem dit Mano, l’ex-premier mari de Rachel. C'était au temps de la résistance juive contre le mandat britannique finissant, quand les survivants de la Shoah avaient été rejetés par Londres — les lecteurs se souviennent probablement de l'épisode tragique de l'Exodus en 1947. Mano et Rachel ne se contentaient pas de coller des affiches contre les Anglais, ils transportaient armes et explosif et participaient à des attentats. Au bout d'un an de mariage, Mano s'est séparé de Rachel, et quand il s'est remarié, il a interdit qu'on parle de cette première union dans sa famille. Devenu un grand scientifique, il était dur avec sa fille Atara. Ainsi ni elle ni sa sœur n’eurent une connaissance claire du passé de leur père. Et les années les décennies ont passé. Peu avant la mort de son père, Atara est allé le visiter à l'hôpital. Il ne l'a pas reconnue comme sa fille, il l'a appelée Rachel ajoutant qu'il avait toujours espéré la revoir et qu’il l’aimait. Tel est le point de départ de l'intrigue : Atara retrouve la trace de la vieille dame et elles conviennent d'un rendez-vous chez elle, où elle vit seule depuis son veuvage, en Cisjordanie. « Je vous raconterai de qui vous portez le prénom, telle était sa promesse au téléphone, or cette question, Atara ne se l'est jamais posée. » Pressée par l’urgence et la curiosité, Atara fait la route depuis sa banlieue chic d'Haïfa jusqu'au village désolé où Rachel s'est retirée.
Dans le présent du récit, Atara est à l'approche de la cinquantaine. Un quart de siècle plus tôt elle a fait la connaissance du bel Alex en visitant une villa en prévision de travaux, car elle est architecte et spécialisée dans la rénovation. Cette rencontre a amené chacun d’eux à rompre son mariage, dans la précipitation, chacun ayant déjà un enfant. Ainsi, la grande maison proche du parc du mont Carmel était assez vaste pour ce couple recomposé. Mais le fils d'Alex et la fille d'Atara, à qui cette cohabitation a pesé, ne vivent plus au foyer des parents : l'un explorant la jungle en Amérique latine, l'autre établie à Berkeley. Le couple a eu un fils merveilleux, prénommé Eden, qui achève maintenant son service militaire dans les commandos et semble perturbé par cette expérience violente. Le départ en retraite anticipée d'Alex cache en fait une maladie virale ignorée de ses proches. Pendant qu'Atara est en chemin pour rencontrer Rachel, Eden doit emmener son père aux urgences. Il mourra le lendemain sous les yeux de son épouse, les médecins ne l’ayant pas gardé à l’hôpital, son cas ne leur avait pas paru le justifier.
C’est ainsi que près de la moitié du roman traite de la maladie, de la mort subite et du deuil avec bien entendu des références à la culture juive. L’étude psychologique extrêmement brillante porte en priorité sur le sentiment de culpabilité d’Atara qui n’a pas fait demi-tour sur l’autoroute 6 quand son fils lui a téléphoné pour l’avertir qu’ils se rendaient aux urgences. Elle a plutôt suivi le conseil de son associée au cabinet d’architecte : aller jusqu’au bout de son projet, apprendre auprès de Rachel l’histoire de son père. La mort brutale d’Alex au milieu d’une conversation questionne aussi Eden : que voulait-il leur dire ? Eden se souvient que son père lui avait déconseillé d’opter pour les commandos. Une autre voie est-elle possible maintenant ? Mère et fils s’interrogeront et se feront sans doute du mal tandis que les amis et voisins viennent pour partager leur douleur. Atara porte en elle une montagne de doutes ; passionnée par son travail n’a-t-elle pas assez aimé ce mari séduisant et original, donné trop d’importance à sa fille et ignoré les tourments de son fils ? Un livre sur le couple, à lire absolument. Zeruya Shalev a reçu le Prix Femina étranger en 2014 pour Ce qui reste de nos vies.
• Zeruya SHALEV : Stupeur. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Gallimard, 2023, 363 pages.