Aharon Appelfeld : La Ligne.

Voici quelque chose comme le treizième ou quatorzième titre d’Aharon Appelfeld traduit par Valérie Zenatti sans qui l’écrivain israélien serait à peu près inconnu en France. La Ligne fait partie de ses premières œuvres : il n’empêche que ce roman ne doit pas passer inaperçu. La lecture révèle progressivement les divers aspects de cette histoire, telles les peaux d’un oignon.

Un homme seul voyage en train avec une valise. Comme tous les ans il a entrepris un périple ferroviaire en Europe centrale, plus particulièrement en Autriche : les gares desservies portent à peu près toutes des noms germaniques. Son nom est Erwin (page 48) et son patronyme Ziegelbaum (page 131). C’est un homme seul, il nous dira seulement que dans certaines gares il a — ou a eu — une amie, l’une s’appelait Bella, une autre Berta. Mais il n’aime pas s’attacher à des compagnes, moins par misogynie que par souci pratique : il n’a pas de domicile fixe.

Ses parents étaient membres d’organisations communistes. Le père arpentait le pays ruthène en messie de la révolution et du syndicalisme. Il fomentait des grèves et encourageait des incendiaires. La mère avait éliminé le redoutable général Porotzki qui faisait la chasse aux communistes et on murmurait qu’elle allait rejoindre une école de cadres en URSS. Déjà fatigué par l’âge et la maladie, notre homme a pour but de venger enfin ses parents assassinés par un même homme, l’infâme Nachtigall. C’est pour retrouver cet assassin et l’éliminer qu’il a entrepris ce voyage en train.

Tel le Juif Errant notre homme est donc toujours en chemin, se heurtant de temps à autre à divers personnages qui lui disent plus ou moins clairement qu’ils n’aiment pas les juifs. Bien que non croyant, ou du moins non pratiquant, notre homme appartient effectivement au peuple élu, c’est-à-dire au peuple qu’Hitler a exterminé, en le déportant en train vers les camps de la mort. Mais les parents du voyageur ont trouvé la mort dans une autre sorte de camp, un camp de travail, où sévissait le lieutenant-colonel Nachtigall qui « tuait les faibles et les inutiles ». Erwin, lui, a survécu au travail de mineur ; il a connu ensuite les camps de réfugiés et n’a pas voulu émigrer en Israël. Les années passant il est entré on ne sait trop comment dans son personnage de vengeur. C’est une obligation morale qu’il n’y a pas à discuter. Il s’est muni d’un revolver. Son ami Max lui fournit des munitions. Il doit s’entraîner à tirer comme Max le lui recommande.

Car l’homme a des amis qui forment un réseau : Max, Starck, le rabbin Zimmel, Kron et quelques autres. Notre voyageur fréquente Max et Starck par amitié ainsi que par intérêt car ce sont eux qui le financent. En effet Erwin ne fait pas que rechercher Nachtigall, il fait les foires, les marchés, vide-greniers et autres lieux où il acquiert des souvenirs des juifs qui habitaient dans ces régions, autrefois, avant la Shoah. Des paysans vendent des objets de culte, des livres en hébreu ou en yiddish, ignorant peut-être leur valeur. C’est donc une collecte mémorielle qui est menée à bien à travers la géographie du shtetl en Bucovine, en Galicie ou ailleurs. D’autres, des concurrents, tentent de l’imiter. Ensuite notre homme revend ses pieuses trouvailles à ses amis, Max ou Starck, qui envisagent de les expédier à Jérusalem pour les mettre à l’abri, car il y a toujours de l’antisémitisme qui perdure après des décennies.

Ce livre préfigure en quelque sorte l’œuvre à venir d’Aharon Appelfeld dont le prénom était Ervin. Son personnage d’Erwin, comme lui originaire de Czernowitz et survivant du génocide, est forcément un peu une allégorie de lui-même, et s’il n’a pas déménagé vers Israël avec des bibliothèques récupérées, il y est devenu un pilier de la littérature contemporaine.

• Aharon Appelfeld : La Ligne. – Traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti. Editions de l’Olivier, 2025, 171 pages. [Keter, 1991, The Iron Tracks ].