C'est la découverte de l'altérité — en l'espèce, la judéité — par une petite fille de la bourgeoisie romaine. Eva Della Seta est une voisine de la famille Loy qui habite au 21 de la via Flaminia. À Rome, la vie est belle, et puis, brutalement, suite à l'alliance du Duce avec le Führer, elle ne l'est plus du tout. "Madame Della Seta aussi est juive" n'est ni un roman ni une thèse d'histoire. C'est un récit qui entrelace les souvenirs de la petite fille qu'était l'auteur sous l'ère fasciste, une étude documentée de la situation des Juifs de Rome, les positions opposées de Pie XI et Pie XII alors que le III° Reich entraînaît l'Italie fasciste dans sa politique raciste d'exclusion des Juifs puis de réalisation du génocide.
Des intellectuels ont contribué à la montée d'un climat antisémite. Ainsi, un auteur à la mode comme Giovanni Papini a -t-il contribué à ce nouvel état d'esprit avec ses romans (L'Histoire du Christ, Gog) tandis que 1188 professeurs d'université sur 1200 ont prêté serment au Duce en 1931. En 1937 les libraires mettent en vente le livre de Paolo Orano : Gli ebrei in Italia. La même année, l'idéologue fasciste Julius Evola publie une nouvelle édition des Protocoles des Sages de Sion, et l'édition suivante, en 1938, est accompagnée de la liste des 9800 familles juives d'Italie. Cela faisait 48 000 personnes, dont 12 000 à Rome, surtout dans le quartier du Trastevere, l'ancien ghetto.
La visite d'Hitler à Rome le 2 mai 1938 marqua le coup d'envoi des publications massives contre les Juifs et des mesures gouvernementales antijuives. Le 6 octobre 1938, le Grand Conseil fasciste, à l'exception d'Italo Balbo, approuve une série de mesures racistes. Cela inclut l'aryanisation des entreprises juives, cela permet à l'industriel Garzanti de racheter à bas prix la maison d'édition Treves de Milan tandis que l'éditeur Formiggini se suicide. Les interdictions professionnelles se multiplient en 1939. Avec l'entrée en guerre de l'Italie, les juifs étrangers (y compris naturalisés italiens depuis 1919) sont internés. Et le 16 octobre 1943 l'opération "Judenrein" est déclenchée à Rome sous la direction du SS Theodor Dannecker. Une partie de la communauté juive trouva refuse dans les couvents et chez des particuliers. Madame Della Seta fut arrêtée à Pise où s'était regroupée sa famille le 20 avril 1944 et son train quitta Florence pour Auschwitz le 16 mai, et elle fut gazée sans doute le 23 mai.
En second lieu, Rosetta Loy montre comment l'Église a réagi à cette politique antisémite et aux arrestations des Juifs. Quand l'Autriche fut annexée à l'Allemagne, le cardinal de Vienne, Innitzer approuva. Il fut aussitôt convoqué au Vatican par Pie XI qui avait publié l'année précédente "Mit Brennender Sorge" où il se dressait contre les principes du nazisme. En effet, Pie XI était en train de faire préparer une encyclique dénonçant les atteintes aux droits de l'homme. L'initiateur en est un jésuite américain, John LaFarge, qui vient de rencontrer le pape en juin 1938. Assisté de deux ou trois collègues, il met le texte au point à Paris au siège de la revue Études, puis il le confie, en septembre 1938, au général de l'ordre, Wladimir Ledochowski qui se rend à Rome. Celui-ci ne se presse pas et le texte n'est remis au pape que quelques jours avant sa mort. L'Encyclique est mort avant même d'être née, écrit Rosetta Loy.
Eugenio Pacelli est bien connu pour ses sympathies allemandes ; il a été nonce à Munich puis à Berlin, il a négocié le Concordat de 1933 avec Hitler. Élu pape le 2 mars 1939, Pie XII publie rapidement une encyclique mais elle passe sous silence les allusions au nazisme et à l'antisémitisme. Le projet de LaFarge ne sera publié qu'en 1972 par la presse catholique américaine. C'est donc Pie XII, qui a assisté, le plus souvent avec prudence et passivité, à la réalisation du génocide. En revanche les monastères et les couvents de Rome ouvrirent leurs portes aux Juifs persécutés, sans que les Allemands n'y interviennent, à l'exception des 64 arrestations (9 Juifs) du 4 février 1944 au couvent bénédictin de Saint-Paul-hors-les-murs.
Rivages poche, 180 p., 2000. (La parola ebreo, Einaudi, 1997).
Traduit de l'italien par Françoise Brun
Sur le même sujet :
L'ITALIE FASCISTE ET LA PERSÉCUTION DES JUIFS
de Marie-Anne Matard-Bonucci, Perrin, 600 p., 2006.
Voir compte-rendu dans ce blog.
ARTICLE de Judith Lindenberg. La religion juive ou la découverte de l'altérité dans "La parola ebreo" de Rosetta Loy. Cahiers d'études italiennes, 7/2008.