• Parce qu'il est spécialiste de Cola di Rienzo, éphémère dictateur romain du milieu du Trecento, Tommaso di Carpegna Falconieri, professeur à l'Université d'Urbino, s'est un jour retrouvé nez à nez dans les archives de Sienne avec le fantôme d'un marchand et changeur dénommé Giannino di Guccio qui prétendait être le roi de France Jean Ier. L'historien italien décortique pour nous l'histoire et la légende du Siennois, le suit dans ses prétentions à être le roi Jean Ier, et tente de démêler le vrai et le faux.
Rois Maudits
• Il y a un demi-siècle, Maurice Druon a donné sa version : les "Rois Maudits" sont les successeurs de Philippe le Bel mort en 1314 : ses fils Louis X, Philippe IV et Charles IV se succèdent au trône de France. Sans héritier mâle. Reste pourtant une fille, Isabelle, mais les barons de la cour n'en veulent pas parce qu'elle est mariée au roi d'Angleterre et lui préférèrent un sien cousin, Philippe VI de Valois. Le droit constitutionnel suivit : on réactiva la loi salique pour justifier le coup d'état. Mais cent ans de guerre résultèrent de la crise dynastique. Maurice Druon et d'autres avant lui ont expliqué la tragédie comme résultat de la malédiction proférée par Jacques de Molay le grand-maître de l'Ordre du Temple quand la monarchie capétienne l'envoya au bûcher. — Et Giannino dans cette affaire ?
• Voilà. Louis X dit le Hutin avait eu de la reine Clémence un fils posthume, mais celui-ci mourut peu après sa naissance — peut-être empoisonné par sa tante Mahaut — si bien qu'il ne régna pas, lui qui aurait pu être Jean Ier. Pour d'autres rumeurs, suite à un échange de bébés au berceau, le fils posthume de Louis X aurait vécu…en Italie. La nourrice princière, Marie de Cressay, aurait tout simplement (!) placé le petit prince à la place de son bébé mort pour éviter les foudres de son amant italien. Quelques années plus tard, le bel italien revient pour voir son enfant. Il prend l'enfant et laisse Marie. L'enfant est envoyé vivre à Sienne où il se fond mal dans le paysage : un blondinet qui parle le français d'oil. Devenu un homme d'affaires, différents événements l'amènent à se croire vrai roi de France alors que les catastrophes s'abattent sur "son" royaume : guerres, pestes, etc.
• Le marchand siennois aurait été appelé à Rome et reconnu comme roi Jean en 1356 par le tyran extravagant qu'est Cola di Rienzo. Celui qui a cherché à se faire passer pour le fils naturel de l'empereur germanique doit juger possible d'identifier un vrai roi de France dans la personne d'un marchand toscan. Il lui remet un sceau avec soleil et fleurs de lys – À moins que ce soit une idée de Giannino!
Tentatives et errances
• En 1356, les circonstances parurent propices à un début d'action. En effet, le roi de France Jean II le Bon venait d'être fait prisonnier du roi d'Angleterre à la bataille de Poitiers, tandis que Charles le Mauvais roi de Navarre, lui même prétendant au même trône, était prisonnier du roi de France. Giannino s'entoura d'un conseil des six, issus de familles connues (Salimbeni, Tolomei, Piccolomini…) et multiplia les lettres en direction des rois, des princes et des ecclésiastiques.
Ambrogio Lorenzetti, Effets du bon gouvernement à la ville (détail), 1338-1340
Sienne, Palazzo Pubblico
Sienne, Palazzo Pubblico
• Giannino commença par se rendre à Venise où le juif Daniello lui promit monts et merveilles au nom des Juifs de l'Empire et d'ailleurs, ou bien de vendre son titre au sultan de Turquie ou aux Tatares. Puis Giannino passa en Hongrie pour obtenir l'aide du roi Louis, neveu de la reine Clémence. Abandonné par une grande partie de son entourage, Giannino rencontra en Hongrie un autre aventurier, Francesco di Mino, qui se disait évêque. En 1359, après avoir rencontré des dignitaires de Buda, il se trouva détenir un double du sceau du roi de Hongrie ! Nouvelle source de faux documents à authentifier. Mais il lui fallut détaler en vitesse…
• Revenu en Italie du Nord, Giannino essaya de recruter des troupes en s'abouchant avec des mercenaires. Que ses revendications fissent sourire ou pas, il fut reconnu dans sa ville comme prétendant au trône de France : sous ce prétexte, Giannino perdit ainsi sa citoyenneté siennoise le 27 octobre 1359. Alors que s'achevait en France la trêve conclue aux États Généraux de Bordeaux, Giannino partit pour Avignon le 31 mars 1360, espérant y rencontrer le pape Innocent VI, et pousser ses pions de l'autre coté du Rhône. Il fut reçu par plusieurs grands personnages de l'Église : l'évêque de Florence, le cardinal d'Aragon, le patriarche latin de Constantinople. Il se mit aussi en relation avec la cour de Navarre où l'on aspirait à faire libérer Charles le Mauvais et où l'on voyait Giannino comme un agitateur susceptible de créer des troubles opportuns dans le Sud du Royaume de France pour peser ainsi sur la politique nationale tandis qu'Étienne Marcel, prévôt des marchands, tenait le haut du pavé parisien.
• Au moment où la paix de Brétigny entra en application, Nicolo Buglietti, un capitaine de "routiers" désormais au chômage technique lui offrit ses services. Toute une armée se constitua autour des florentins Buglietti et Agnolo Bianchi, de Giovanni Vernee, avec une masse de soldats de Navarre. Ils rêvaient de conquérir tout l'espace de Lyon à Toulouse. Le 29 décembre 1360, ils réussirent à s'emparer de Pont-Saint-Esprit, contrôler un franchissement du Rhône, bloquer les convois emportant une partie de la rançon du roi Jean le Bon, et… affamer Avignon — que la reine Jeanne de Naples venait de détacher de la Provence pour la vendre au Pape.
Les prisons de Giannino
• Pour avoir déjà vu la région mise à feu et à sang deux ans auparavant par les mercenaires d'Arnaud de Cervole dit l'Archiprêtre, la Papauté avignonnaise réagit rapidement : Innocent VI alerta les princes et proclama la croisade ! Il confia ses troupes au cardinal d'Ostie qui sans tarder réussit à arrêter une grande partie de la cour de Giannino. Le juif Daniello parvint à fuir par le Rhône en sauvant une partie du trésor du "roi". Le 7 janvier 1361, sur ordre de Matteo di Gesualdo, sénéchal de Provence, Giannino di Guccio fut arrêté et emprisonné à Aix-en-Provence et tout s'écroula avec la capture de son lieutenant Vernee.
• Transféré à Marseille, Giannino s'évada mais la population ne l'aida pas et il fut repris. La justice de Provence l'inculpa d'une tonne de délits, y compris fabrication de fausse monnaie, fornication et sodomie sur les cardinaux ; seule l'accusation d'hérésie fut omise. Devenu le Diable, bon pour l'échafaud, il fut expédié en bateau à Naples, la capitale des Angevins, pour y finir ses jours en prison. Il y rédigea son histoire et énuméra tout ce qu'il avait perdu : couronne, vêtements royaux, argenterie, dizaines de milliers de florins d'or, etc. De sa prison, Giannino eut la "satisfaction" de voire brûler dans le port de Naples la galée de son royal geôlier, incendiée le 27 février 1362 par les corsaires catalans ; en mai le roi de Naples mourut et la reine Jeanne épousa un quatrième mari, un prince aragonais. Quant à Giannino il mourut en prison avant 1369 quand sa veuve, la Necca, fit son testament.
L'histoire de Giannino nous est parvenue une fois mise en forme par des copistes successifs. Mais tout n'y est pas inventé. Selon l'historien italien, il y a au moins deux documents qui authentifient cette aventure : la délibération du Conseil de Sienne en 1359 et une lettre d'Innocent VI à la reine Jeanne de Naples en 1361. Finalement, cela ne ferait-il pas un beau scénario ?
• Tommaso di Carpegna Falconieri : L'uomo che si credeva re di Francia
Laterza, 2005, 286 pages.
Traduction française parue chez Tallandier en 2018.