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Un voyageur entre deux mondes

En 1492, la chute de Grenade termina en Espagne la "Reconquista". La population musulmane dut fuir ou se convertir. Hassan al-Wazzân se retrouva à Fès, avec sa famille, et après des études qui en firent un lettré, un fâqhi , il travailla à l'hôpital de Fès. Puis après quelques expéditions commerciales vers le Sud, il se retrouva ambassadeur du sultan Mohammed al-Burtughâli. Il parcourut ainsi l'Afrique de l'Atlas au Niger et de Tombouctou au Nil. Il parcourut le Maghreb et le Machrek. Il séjourna au Caire quand les troupes turques pillèrent la capitale des mamelouks. Il visita Istanbul avant que le cruel Sélim Ier ne meure de la peste en 1520. Partout il interrogea les lettrés, les marchands, et prit des notes. Au retour d'un séjour dans l'empire ottoman, en juin 1518, son navire de Raguse fut pris par un pirate espagnol don Pedro de Cabrera y Bobadilla. Celui-ci, dont le frère était évêque, fit cadeau de son prisonnier de marque au pape Léon X.

Au château Saint-Ange, résidence du Pape, notre Hassan al-Wazzân fut catéchisé par Paride Grassi et en 1519 il se fit baptiser sous le nom de Giovanni Leone — Leone en l'honneur de Léon X — Natalie Zemon Davis préfèrant quant à elle l'appeler Yuhanna al-Assad. Ce Lion ou Léon l'Africain, aujourd'hui connu surtout à travers le roman d'Amin Maalouf (éd. Lattès, 1986), écrivit en italien une « Description de l'Afrique » [Ifrîqiya] achevée en 1526 et publiée à Venise en 1550 par l'éditeur Ramusio qui y ajouta une carte. En se fondant sur cette œuvre aux 936 pages manuscrites conservées à Rome ainsi que sur d'autres travaux (participation à un dictionnaire trilingue, correction d'une
traduction du Coran), Natalie Zemon Davis trace un portrait culturel de ce lettré maure introduit dans la Rome de la Renaissance. Sur le séjour italien de Léon l'Africain, on ne saura finalement pas grand chose : l'étude de l'historienne américaine se traduit par la répétition des "il se peut", "peut-être" et "probablement". Mais il est certain que le bibliothécaire du Vatican et les princes de l'Église avaient beaucoup de questions à lui poser…
 

Convers(at)ions et travaux érudits

Natalie Z. Davis examine attentivement ce qu'aux Italiens Hassan al-Wazzân rapporte du Bilâd al-Sûdân, du Dâr al-Islam, de la vie des Arabes et des Berbères, des Juifs et des Coptes, des mœurs urbaines de Fès et du Caire, de l'extension de la syphillis —au Maroc comme en Italie où on l'appelle "le mal français"—, des soufis ou des règles de la poésie arabe. L'intérêt du livre érudit de l'historienne américaine se loge en effet dans la recherche minutieuse des mentions de la culture arabo-musulmane dans les ouvrages de Léon l'Africain écrits "en terre de guerre", dans cette Italie devenue champ de bataille, en ce temps de "choc des civilisations". Entre Islam et Chrétienté, la rupture était quasi-totale en dépit de l'intention de l'auteur de trouver des passerelles et de la tolérance. La conversion de Léon l'Africain a sans doute été une ruse (taqiyya) justifiée par les circonstances. L'historienne en veut pour preuve l'expression "une folie de Mucametto dans le Coran" à propos, certes, d'un détail sur Alexandre le Grand. Il fallait bien plaire un peu à ses hôtes.

Léon eut comme protecteur romain Gilles cardinal de Viterbe. Il visita la péninsule, vécut surtout à Rome, et rencontra un certain nombre d'ecclésiastiques et d'humanistes
chrétiens (Alberto Pio, Paolo Giovio médecin de Jules de Médicis –devenu Clément VII en 1523) et des lettrés juifs (Elie Lévita, Jacob Mantino). Tous furent victimes, à un titre ou un autre, du catastrophique sac de Rome en mai 1527 par les troupes impériales. Gilles de Viterbe perdit sa bibliothèque. Le prince Alberto Pio de Carpi rejoignit François Ier. Lévita se réfugia à Venise. Hassan al-Wazzân, qui semble avoir encore habité Rome, près du ghetto, lors du recensement de l'hiver 1527, regagna le Maghreb, sans plus donner de ses nouvelles. Peut-être était-il à Tunis quand l'armée de Charles-Quint s'en empara.

Léon l'Africain aurait ainsi été témoin du pillage de quatre métropoles : Grenade, Le Caire, Rome, Tunis. C'était trop pour un seul homme. Et comme si ces malheurs ne suffisaient pas, il ne rencontra ni Rabelais venu à Rome en 1535, ni Joachim du Bellay venu dix ans plus tard. — Fort illogiquement, la 4ème de couverture parle d'une « belle leçon de tolérance et d'espoir » ! Marketing, quand tu nous tiens…


• Natalie ZEMON DAVIS. Léon l'Africain
Traduit de l'anglais par Dominique Peters. Payot, 2007, 472 pages.


 
Tag(s) : #DE LA RENAISSANCE AUX LUMIERES, #HISTOIRE 1500-1800, #ITALIE
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