Azza Filali nous fait découvrir les femmes de Tezdaïne, petit village sur l’île de Djerba, à travers l’expérience d’Emna, tunisienne moderne et cultivée. Certes « malaimées, malentendues » des hommes, ces femmes n’en sont pas moins fortes et déterminées.
Avocate envoyée en mission par le bureau tunisien de l’Union Européenne, Emna va tenter de sensibiliser ces villageoises à leurs droits d’aller voter, d’avoir un carte d’identité et de « ne plus vous taire lorsque votre mari vous flanque une raclée ». Or les femmes rejettent son projet et s’en moquent. Certes, depuis Bourguiba, la femme a le droit d’avorter, de décider de divorcer, de se plaindre de violences conjugales mais ces droits n’ont jamais été appliqués. En outre les djerbiens sont des Ibadites, la troisième voie de l’Islam, très rigoriste quant aux femmes. Emna réalise qu’elle fait fausse route quand Houria, femme battante au franc parler, lui décrit la vie de ces épouses : « chacune de nous porte son fardeau sous le harnais des jours ». Elle découvre la souffrance cachée sous « le conformisme social plus lourd qu’une chape de plomb ». Pourtant malgré la dépendance financière, la privation d’héritage, les relations conjugales violentes, ces femmes « s’accommodent » et « se fichent d’être modernes ». Assoiffées de vivre, dans la liberté du hammam, elles qui sont « interdites de plaisir » par leurs époux les raillent joyeusement : « Elle connaît nos maris mieux que nous » confient-elles en évoquant Khadija, la patronne du bordel de Midoun. Elles n’hésitent pas à bousculer la Ministre venue inaugurer la Maison de la Culture de Tezdaïne : « Il fallait honorer l’Excellence hijabée qui nous prend pour des idiotes ».
Emna ébranlée revient alors sur sa vie financière et conjugale difficile : sa profession d’avocate incertaine, son époux hypocondriaque depuis le décès de sa mère, les critiques de son beau-frère pour avoir abandonné son mari malade... Elle découvre qu’elle n’est pas plus libre que ces djerbiennes qui vivent de peu. Mais elle, elle a la possibilité d’une vie meilleure. Lofti a fait vibrer son coeur : Azza Filali éclaire sa fresque sociale d’un peu d’amour...
En outre elle y ajoute une résonance critique. Dans les propos de ces femmes on perçoit le ressentiment encore vif à l’égard des Français colonisateurs racistes : Houria les a entendus « traiter [son] grand-père de bicot, lui, l’imam de la mosquée » ; « dans leurs têtes nous sommes toujours des indigènes ». Et d’ajouter : « En Tunisie la pourriture est partout » de la corruption de la justice au laxisme des policiers.
Azza Filali incruste son style fluide de superbes images ; évoquant entre autres la fin du jour quand « des brisures d’ombre s’émiettent sous les palmiers » et que « la mer, immense miroir, s’abreuve au soleil couchant ». Ce beau roman mérite de rencontrer un large public.
[Prix IVOIRE pour la Littérature Africaine 2024].
• Azza Filali : Malentendues. - Elyzad, Tunis, 2024, 321 pages.
Chroniqué par Kate