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Pour qui n'a pas fréquenté la yechiva rendre compte d'un immense livre qui traite du messianisme juif en plein XVIIe siècle ne relève pas d'une évidente simplicité. Né à Smyrne, dans l'Empire ottoman, Sabbataï Tsevi s'est présenté vers 1665 comme le messie qui allait libérer Israël de l'exil et son message repris par Nathan de Gaza fut diffusé dans l'ensemble du monde juif.

 

Si le mouvement sabbataïste a pu paraître comme un choc en retour, une conséquence de la tempête qui s'était abattue sur le judaïsme polonais en 1648-1649, le grand hébraïsant Gershom Scholem (1897-1982) l'analyse plutôt comme une réaction après le développement de la cabale après l'expulsion des Juifs d'Espagne. Isaac Louria Achekenazi (1534-1572), dit le grand « Lion » de Safed (en Palestine), fit école. Sa doctrine de la rétraction (tsimtsoum) des lumières divines (sefirot) demandait une puissante réparation (tiqoun). « L'importance historique de ces idées est évidente » note G. Sholem. « Elles fournissaient une réponse immédiate au problème le plus pressant à l'époque, l'existence d'Israël en exil ». L'épreuve des purifications allait enfin se terminer et Sabbataï Tsevi pouvoir annoncer le nouvel âge.

 

Sabbataï Tsevi est issu d'une famille venue de Grèce pour faire du commerce à Smyrne, comme ses deux frères Élie et Joseph. Dès sa jeunesse, il se destine aux études, mais une psychose maniaco-dépressive et des éléments de paranoïa vont scander aussi bien sa carrière intellectuelle que sa vie privée marquée par des divorces. Périodiquement, des épisodes d'illumination, d'exaltation, l'amènent à transgresser les usages, les rituels. Ils sont suivis de phases de dépression. Ceci est noté jusqu'à la fin de ses jours par les témoins qui le rejoindront après son abjuration à Andrinople ou à son exil définitif de Dulcingo. En 1662, Sabbataï Tsevi se rendit à Jérusalem ; il y rencontra le jeune cabaliste Nathan de Gaza, gendre d'un riche marchand de Damas, et qui allait devenir son prophète car doué pour l'écriture et les développements allégoriques propres à la mystique juive. Trois ans plus tard, le 31 mai 1665 (17 Sivan), Sabbataï se proclama messie, menant une dure vie d'ascète, et par la numérologie (guématria) inventait des allusions mystiques à sa propre personne. Et Nathan envoyait des lettres aux communautés juives pour diffuser « les bonnes nouvelles » dans la Diaspora à commencer par celle-ci : les péchés d'Israël qui avaient provoqué l'exil étaient désormais pardonnés grâce aux grandes souffrances que le rabbin Sabbataï endurait pour le peuple israélite, luttant contre les qelipot des ténèbres. Les Juifs de Gaza et de Hébron furent les premiers à rejoindre « le camp des croyants » mais à Jérusalem des résistances émanèrent de rabbins offusqués de « la consommation de graisse interdite » et d'autres transgressions opérées par Sabbataï. Excommunié par les rabbins il regagna Alep puis Smyrne, laissant Nathan en Palestine. De cette époque date une modification de la prière traditionnelle pour les dirigeants du pays récitée chaque sabbat dans la synagogue : elle serait adressée non plus au sultan ottoman mais à Sabbataï Tsevi, « roi d'Israël », que ses disciples appelèrent dès ce moment « AMIRAH », acronyme des mots hébreux « Notre Seigneur et Roi, que sa majesté soit exaltée ».

 

De grands événements se produiront dès 1666 prophétisa Nathan dans ses courriers au chelebi du Caire, Raphaël Joseph, et par une lettre datée d'Alexandrie, le 14 septembre 1665, répercutée dans les communautés éloignées : plongées dans l'attente fébrile du salut, elles doivent redoubler de dévotions, d'exercices pénitentiels et – pour les cabalistes – d'actes de réparation (tiqounim). Des brochures cabalistiques de Nathan comme son Traité des Dragons furent diffusées. Le mouvement messianique gagna alors tous les pays, du Yémen au Maroc, de Syrie en Italie, de Livourne à Venise, Amsterdam et Hambourg et jusqu'en Pologne. Partout la foi populaire l'emportait sur les éventuelles réticences des rabbins, le plus hostile étant Sasportas, un rabbin de Salé qui avait dû quitter le Maroc et visité de nombreuses communautés à Amsterdam, Londres et Hambourg. En revanche, ces croyances millénaristes enchantaient le savant hollandais Peter Serrarius (1580-1669) qui notait que le mystérieux « nombre de la bête », 666, renvoyait à l'année 1666 qui serait donc celle de la rédemption des Juifs... Des rumeurs extravagantes gagnèrent toutes les communautés, que les Dix Tribus égarées d'Israël franchissaient le Sambatyon pour venir renverser le règne des Ottomans, et restaurer le trône d'Israël.

 

Un courrier d'un informateur chrétien parti de Smyrne pour l'Angleterre le 7 décembre 1665 l'annonça : « Il y a ici un Juif arrivé depuis deux mois environ de Jérusalem, qui annonce publiquement que le messie est venu et qui s'attire un grand nombre de Juifs. [Il l'a fait] non seulement ici mais également à Constantinople et dans de nombreux autres endroits où il est passé. Et Dieu seul sait s'il peut s'agir d'un aspect de la conversion de cette génération à la nuque raide » (sic). Populaire dans toutes les couches sociales, par la succession de réjouissances et de pénitences qu'il organisait, Sabbataï était en conflit avec les rabbins de Smyrne, notamment parce qu'il modifiait l'ordre et les rituels de l'office. Un jour à Smyrne, à la fin de l'office, il prit une Torah dans ses bras et entonna son chant favori, la romanza espagnole Meliselda populaire parmi les émigrés espagnols.

 

Plus ou moins expulsé de sa ville natale, Sabbataï qui avait désigné des responsables régionaux, prit par la mer la route de Constantinople où d'ailleurs le pouvoir ottoman le convoquait. Serait-ce le moment ou le signal de l'Apocalypse ? En fait il fut arrêté le 8 février 1666 en abordant la mer de Marmara alors que le sultan Mehmed IV s'apprêtait à reprendre la guerre contre Venise. Son grand vizir Ahmed Köprülü se souciait de mettre un terme aux troubles qui agitaient les populations de l'Empire (dont environ un tiers n'était pas musulman) : partout les Juifs cessaient leurs activités économiques et les croyants se préparaient à partir pour la Palestine où le Temple se trouverait reconstruit. Sabbataï fut d'abord enfermé dans une forteresse à Gallipoli (18 avril 1666) où Samuel Primo devint son secrétaire. Déjà dans les communautés européennes beaucoup bouclaient leurs bagages pour rejoindre la Palestine. En fait, l'explosion messianique était un désastre qui ruinait l'autorité des rabbins : le jeûne du 9 Av étant aboli, il n'y avait plus de raison de célébrer la destruction du Temple puisque le messie annonçait sa reconstruction imminente. Gershom Sholem montre ainsi l'effervescence qui agitait toutes les communautés d'Europe et provoquait la colère du rabbin Sasportas. Néanmoins, sépharades et askhénazes étaient souvent divisés par l'événement. Des communautés envoyaient des délégations au messie. Les « croyants » de Vilna et d'ailleurs en Pologne entreprirent le pèlerinage de Gallipoli, comme le rabbin Néhémie. Des brochures et des livres de prières recommandées par Nathan de Gaza s'éditaient à Amsterdam. Venise devint le centre des transferts des fonds recueillis pour la Terre Sainte. En pleine guerre anglo-hollandaise, un riche commerçant d'Amsterdam, Jean d'Illan, demanda aux Anglais un sauf-conduit pour que son navire battant pavillon hollandais puisse transporter sans dommages des migrants vers Jérusalem et Jeronimo Curiel proposait ses navires pour le voyage vers Jaffa. Plus à l'Est, dans l'imminence de la rédemption, d'enthousiastes sabbataïstes croyaient qu'ils voyageraient sur les nuages envoyés par Dieu ! Le roi Jean Casimir essaya de calmer les esprits en Pologne : interdiction de promener les images de Sabbataï, destruction de leurs brochures. Et voilà que se répandit la nouvelle de l'arrestation du messie. Puis de son apostasie.

 

Après la visite orageuse de Néhémie à Gallipoli — « Attendez le Messie véritable, mais pas celui-ci » — Sabbataï fut transféré à Andrinople le 16 septembre, bénéficiant de certains appuis à la Cour. L'apostasie du messie suscita un flot d'explications. Y était-il contraint par le pouvoir turc pour éviter la mort en tant qu'agitateur ? Se soumettait-il ainsi pour sauver les « croyants » ou même l'ensemble du peuple juif ? Ou était-ce une ruse ? N'était-ce pas plutôt une façon de s'abaisser au maximum — donc une pénitence record — avant de triompher comme Messie ? Déjà à l'époque les témoins se perdaient en conjectures comme le chapelain de l'ambassade de France, Robert de Dreux, ou le consul anglais de Smyrne. La comparution de Sabbataï devant des membres du gouvernement turc s'était donc traduite par sa conversion à l'islam et désormais il fallait l'appeler Mehemed Effendi ou Mehemed Kapici Bachi car il était devenu un notable de la Cour ! La troisième épouse de Sabbataï, Sarah, apostasia elle aussi et devint dame Fatima. D'autres membres de l'entourage de Sabbataï, comme son frère Élie, aussi se convertirent, mais pas Nathan de Gaza quand il lui rendit visite avant d'entreprendre une tournée jusqu'à Amsterdam pour relancer les ardeurs messianiques des communautés européennes de la Diaspora. Mais à Venise Nathan ne sut ou ne voulut guère expliquer l'apostasie de Sabbataï, tandis qu'à Rome il accomplit des rituels cabalistiques près du château Saint-Ange, en une mission financée par Sabbataï. Enfin il regagna Salonique, revit son messie et s'installa à Kastoria. Après un nouveau mariage raté avec la fille d'un rabbin d'Andrinople, Sabbataï épousa la fille d'un certain Joseph Filosoff, qui éleva les deux enfants que Sarah lui avait donnés. Peut-être avec un backchich empoché par un chef de la police qui crierait au blasphème en voyant des musulmans dans une synagogue, les Juifs d'Andrinople profitèrent des transgressions de Sabbataï pour obtenir son arrestation. Sabbataï partit alors pour un dernier exil en Albanie, à Dulcingo où il mourut en 1676. Nathan mourut à son tour à Skopljé en Macédoine au cours de l'année 1680.

 

L'espoir qu'Israël serait libéré du joug des Gentils (entendez : Turcs et Chrétiens) sombrait donc pour une partie des communautés juives. Mais un sabbataïsme sectaire allait se maintenir, chez des croyants qui refusaient « d'accepter le verdict de l'histoire, répugnant à admettre que leur foi avait été une vaine illusion » comme l'écrit G. Scholem. A Hambourg, Sasportas, lui, triomphait, avec cependant la crainte que le mouvement n'aboutisse à un schisme. Une secte crypto-juive, les Dönmeh, allait subsister à Salonique jusqu'au début du XXe siècle. La plupart des rabbins cherchèrent à faire oublier la fièvre sabbataïste jugeant que le silence pourrait apaiser les esprits. Mais le messianisme ne tarderait pas à revivre.

 

Gershom Sholem : Sabbataï Tsevi. Le messie mystique. 1626-1676. Traduit de l'anglais par Marie-José Jolivet et Alexis Nouss. Collection « Les Dix Paroles », Verdier, 1983, 969 pages.

 

Tag(s) : #ISRAEL et MONDE JUIF, #DE LA RENAISSANCE AUX LUMIERES
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