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Quiconque connaît la violence qui traverse les précédents romans noirs de la romancière brésilienne (Ô Matador, Monde perdu, etc) ne devrait pas être surpris par la lecture de Celles qu'on tue. Pourtant, dans ce dernier roman, on franchit allègrement le seuil habituel. Dans cette histoire de féminicides Patrícia Melo ne s'interdit pas de flirter avec le gore et la pornographie, tout en ménageant des pauses oniriques !

 

La violence faite aux femmes est le thème dominant du livre. Comme elle l'indique en fin de volume, la romancière s'est laissée convaincre par ses éditrices de lancer dans l'aventure une protagoniste féminine. Une jeune avocate de São Paulo raconte cette expérience qui commence par la gifle que lui donne Amir, son petit ami. Cette gifle est le déclic qui expédie la narratrice anonyme vers l'Acre, pour le compte de son cabinet pauliste. Dans cette province lointaine à l'ouest de l'Amazonie, limitrophe du Pérou, les féminicides sont deux fois supérieurs à la moyenne nationale — qui passe elle-même pour élevée. Si São Paulo c'est la jungle au sens figuré, Cruzeiro do Sul est au milieu de la jungle, la vraie, comme on dit souvent maladroitement pour désigner la forêt dense. Là, à deux pas de la ville, vivait Txupira au milieu de ses compatriotes indigènes décimés par l'exploitation de l'hévéa et la déforestation, et méprisés par le régime de Bolsonaro. Là vivait Txupira, quatorze ans, qui a été frappée, violée, torturée et massacrée par le trio Abelardo, Antonio et Crisântemo, jeunes adultes de bonnes familles de fazendeiros.

 

La narratrice assiste au procès auquel sont venus des Indiens du village, les Kuratawa, reconnaissables à leurs peintures corporelles. Les témoins à charge ne font pas le poids. Le verdict est clément pour les trois accusés, si bien défendus que leur avocat décroche leur acquittement. La narratrice devient l'amie de Carla Penteado, l'avocate générale. Les deux femmes sont outrées. Mais qu'y faire ? Le journal local présente néanmoins les trois acquittés comme des assassins. Peu après, Rita, la journaliste responsable de cette rubrique judiciaire est retrouvée assassinée. Et de deux. La police ne se précipite pas sur cette affaire d'autant que le journal local appartient à l'adversaire politique de la famille de l'un des assassins. Mais les trois suspects, les trois playboys du coin, sont abattus à leur tour... Le village se réjouit. Mais la ville est en émoi. La narratrice encore naïve et son amie magistrate ne voient pas venir le danger. Carla est assassinée chez elle aussi. Et de trois.

 

En parallèle à ces meurtres, la narratrice explore la vie indienne au milieu de la forêt, accompagnée par Marcos le fils métis de l'hôtel où elle est descendue en arrivant à Cruzeiro do Sul. Zapira, la chamane, expérimente le cipó c'est-à-dire la boisson magique à base d'ayahuasca qui la propulse dans un monde merveilleux où les femmes se vengent de tous les hommes, de tous les violeurs, autour du lac où la Femme aux Pierres Vertes dirige la réunion imaginaire où revit Txupira. C'est une initiation qui change la vie de la narratrice (jusque là anonyme) qui reçoit une identité indienne. Sous l'effet de la drogue la narratrice récupère une partie de son passé tragique, qui pèse d'ailleurs sur sa psyché depuis le début du roman avec des scènes qui reviennent en boucle. Quand elle avait huit ans, son père, ivre, a tué sa mère et camouflé le crime en accident de la route. Elle retrouve partiellement la mémoire du drame. Du coup, quand le petit ami, je veux dire Amir, débarque chez la narratrice pour renouer avec elle en croyant se faire pardonner la gifle, c'est en féministe radicale qu'elle réagit. Amir, on ne veut plus de toi ! Le goujat croit se venger en publiant sur les réseaux sociaux les vidéos intimes de celle qui n'est plus sa petite amie, mais la narratrice saura retourner l'attaque en lançant un blog de combat contre lui, en symbole des violences de la société brésilienne, thème décidément cher à l'autrice.

 

L'écriture est à la fois crue et onirique. « Où est le vagin de Txupira ? Je demande, et les guerrières me racontent que le vagin de Txupira est à présent libre, aérien comme un oiseau, et qu'il a pour mission de poursuivre et terroriser les assassins... Imagine qu'eux, les frappeurs, les tombeurs, les terroristes sexuels, sont, par exemple, dans la salle de classe, et tout à coup slash ; ils se prennent en plein front un coup de vagin de Txupira, qui troue leurs cerveaux avec l'efficacité d'une perceuse électrique. Mais d'abord le vagin de Txupira plane au-dessus d'eux et pisse sur leurs têtes. » (p.149)

 

L'intrigue rapidement esquissée ici est certes un peu complexe à la lecture, et le récit s'enrichit joliment de termes exotiques avec une touche de tropicalisme tandis que la structure du récit en alternant exposés rationnels et transes rêvées, narration linéaire et flux d'une conscience errante sous drogue indienne ou sous alcool, fait un peu perdre pied. Quant aux litanies de prénoms de victimes on ne croit pas qu'elles apporteront un supplément de notoriété à la romancière.

 

 

Patrícia Melo : Celles qu'on tue. Traduit du portugais par Élodie Dupau, Buchet-Chastel, 2023, 299 pages. [Milheres empilhadas, LeYa, 2019].

 

Tag(s) : #LITTERATURE BRESILIENNE
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