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Dans ce roman publié en 1942 Jorge Amado rapporte un épisode réel de l’introduction de la culture du cacao au sud de Salvador. Fils d’un planteur d’Itabuna, il a sept ans quand s’ouvre ce front pionnier. Cette nouvelle culture a entraîné « la disparition des moulins à sucre, des distilleries de cachaça et des plantations de café ». Elle a surtout coûté beaucoup de vies humaines. On croit parfois lire l’aventure du Far West américain à l’époque de la ruée vers l’or : c’est la même épopée tragique où seule compte la loi des armes. De nombreux migrants croient y faire fortune, mais seuls les « colonels », les grands propriétaires de fazendas y parviennent. Suivant une composition faussement chronologique, J. Amado plonge son lecteur au cœur du conflit, grâce à des descriptions précises, des personnages vraisemblables aux caractères nuancés et un style fluide où la poésie le dispute à l’embrasement des passions.

En 1919, à l’ouest d’Itabuna, deux grands fazendeiros convoitent la forêt de Sequeiro Grande pour y planter des cacaoyers. Horacio, quinquagénaire au passé sulfureux, domine la région. Marié à la fragile Ester, il engage l’avocat Virgilio qui vivra l’amour fou avec sa femme. Tout aussi puissants apparaissent les frères Badaro. Ils passeront les premiers  à l’attaque du clan Horacio mais perdront la partie. Ester mourra de la fièvre. Ayant fait assassiner Virgilio, Horacio régnera en maître incontesté sur la forêt. En fait « cette tragédie s’est terminée en comédie », comme ironise l’avocat Genaro, puisqu’ Horacio fut acquitté lors de son procès. La rumeur prétend que cet épisode tragique a résulté de la malédiction proférée par Jeremias, le sorcier qui s’était réfugié dans cette forêt...

Sur cette « terre de malheur où l’on tue pour un rien », on exécute tout petit propriétaire qui refuse de vendre son lopin. Car la violence fait un homme : « faire tuer quelqu’un c’était attirer le respect », le tuer soi-même c’était devenir un jagunço, homme de main protégé d’un colonel. Seuls les travailleurs noirs dans les plantations restaient des esclaves, il n’existait « pas de destin plus mauvais ». L’argent règne en maître : entre poker, whisky et prostituées, des avocats véreux à la corruption généralisée il innerve cette petite société close. Sur fond d’élections et de crise politique, les deux clans achètent les médias, inventent des titres de propriété, de faux arpentages et « chacun d’eux prie saint Georges de l’aider à tuer l’autre ». Même les prêtres sont des fazendeiros ; le spiritisme et la superstition attirent davantage que la parole de Dieu.

La plupart des personnages ont « la glu du cacao dans l’âme ». Dans ce monde sans moralité deux hommes pourtant prennent conscience de la situation. Damiao, du clan Badaro, vacille jusqu’à la folie après que senhor Badaro, moins sanguinaire que son frère, lui ait demandé s’il « trouvait que c’était bien de tuer des gens » ? Virgilio, lui s’interroge : « est-ce facile de devoir faire tuer un homme pour se faire respecter » ? On l’exécutera. Ceux qui connaissent des éclairs de conscience ne survivent pas sur cette terre de sang. On ne peut la quitter car à la soif de fortune s’ajoute le magnétisme de l’environnement forestier, la violence des orages, le cri nocturne des grenouilles dévorées par les serpents, les croyances en sorcellerie. Les hommes abdiquent tout libre arbitre : « personne ne naît bon ou méchant, c’est le destin qui nous façonne ». La variole, le typhus et le paludisme emportent ceux que les balles ont épargnés, et pourtant toujours au port d’Ilhéus débarquent de nouveaux migrants...

Comme dans la tragédie classique, tout est dit sur le bateau qui quitte Bahia à l’incipit, dans la manière allusive dont J. Amado campe les personnages. En l’immergeant en plein mystère, en interrompant certains chapitres au moment clé, l’auteur incite fortement le lecteur à poursuivre. Mais qui est cet  enfant qui « suit avec passion le déroulement du procès » d’Horacio ? et qui , « bien des années après devait écrire l’histoire de cette terre » ? L’auteur peut-être..

Il n’en reste pas moins que « Les terres du bout du monde » exercent la même fascination sur le lecteur d’aujourd’hui que sur les migrants des années 1920.

 

• Jorge Amado. Les terres du bout du monde. Traduit par Isabel Meyrelles. Folio, 2015, 379 pages.

Chroniqué par Kate

Tag(s) : #LITTERATURE BRESILIENNE, #AMERIQUE LATINE, #BRESIL
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