Après d'importants travaux sur l'univers des marranes, le célèbre auteur pionnier de La Vision des Vaincus fait revenir ses lecteurs au Nouveau Monde pour cinq exercices sur le thème insoupçonné du “messianisme”. Des prophètes se lèvent dans l'univers amérindien colonisé pour appeler au renouveau de leur ancien monde et, en même temps, les pratiques autochtones se combinent à des apports occidentaux. Avant un triple rendez-vous en milieu amérindien, le lecteur savourera deux détours fabuleux par le regard d'érudits occidentaux de l'époque baroque.
Des érudits baroques
Pour le voyageur qui touche le continent du côté du rio Magdalena, le paysage magnifiquement boisé et peuplé d'oiseaux exotiques est une vision de paradis. Mais Antonio de León Pinelo ne s'arrête pas au sens métaphorique et tout commence par la carte qu'il dessine. Celle du Continens Paradisi dans son livre El Paraiso en el Nuevo Mundo écrit vers 1650 et seulement publié à Lima en 1943, car son auteur, juriste espagnol descendant d'un grand-père brûlé sur ordre de l'Inquisition en 1595, avait choisi la prudence. On comprendra très vite pourquoi.
Un Éden de 160 lieues de diamètre est imaginé pour Adam et Ève au cœur de l'Amazonie — de quoi enchanter les écologistes du temps présent mais provoquer les Inquisiteurs de jadis — et quand León Pinelo en arrive au Déluge il lui faut imaginer Noé construisant son arche là-bas. Regardez bien l'indication de la carte : « Via Arca in Diluvio » ! Construite sur le versant occidental de la Cordillère des Andres et non sur les pentes du mont Liban, l'Arche dérivera vers l'ouest…
Et donc quand les conquistadors et les missionnaires débarquèrent dans ce paradis nommé Amérique, ils se demandèrent d'où ces Indiens étaient venus. Les dix tribus perdues d'Israël leur donnèrent la solution. Elles n'étaient pas revenues d'Assyrie quand Cyrus permit à leurs cousins Judéens de rentrer de Babylone à Jérusalem en – 538 pour reconstruire le Temple. Elles avaient disparu dans l'intérieur du continent, franchi le légendaire Sambatyon, et, continuant leur route siècle après siècle, traversé le détroit qu'on baptisera plus tard du nom de Behring… Cette théorie de l'Indien juif constitua l'opinion d'érudits du Grand Siècle : le dominicain Gregorio Costa publia un traité dans ce but en 1607, repris et confirmé par Diego Andrés Rocha dans son Tratado Unico y Singular del Origen de los Indios publié à Lima en 1681. Il y a là, de l'avis de notre historien, « une forte charge messianique » que viennent renforcer les aventures d'Antonio Montezinos. Ce « portugais de nation et juif de religion » remontait le rio Magdalena lorsqu'un cacique lui fit rencontrer les membres d'une tribu indienne qui lui récitèrent la prière du Shema ! Quand, revenu à Amsterdam, Montezinos en fera le rapport au rabbin Menasseh ben Israël, celui-ci estimera que « les Israélites venant de Tartarie […] furent les premiers habitants de l'Amérique » mais que les Indiens ses contemporains ne descendaient pas des Tribus perdues. En revanche, pour les missionnaires chrétiens, ces Indiens, s'ils descendaient des Tribus perdues, avaient l'avantage incomparable de ne pas appartenir à un peuple déicide…
Des Messianismes indiens
Depuis Jean de Léry au XVIe siècle, jusqu'à Curt Unkel Nimuendajù en 1912, les ethnographes parcourant le Brésil font état des croyances des Indiens Tupi-Guarani en une « Terre sans mal » qui a pu justifier les migrations de certains d'entre eux, par exemple vers l'île de Maranhão en 1609, ou le long de la côte atlantique. Le côté « messianique » est nettement présent avec l'affaire de la « Sainteté » de Jaguaripe dans les années 1580 dans le sertão de Bahia. Un ancien élève des Jésuites, le caraïbe Antonio, avait réuni ses adeptes sur les terres d'un fazendeiro qui l'invitait. Il édifia une maloca pour servir d'église et réunit sa communauté dans une contre-façon de religion catholique avec second baptême pour effacer le baptême chrétien, usage du tabac (petum) et promesse de renversement de l'ordre social et colonial. Le gouverneur de Bahia mit fin à l'aventure.
Après la chute de l'empire inca et la mort d'Atahuallpa, la résistance s'organisa. Manco Inca vint mettre le siège devant Cuzco en 1536 puis se replia dans la Cordillère de Vilcabamba pour organiser un réduit rebelle. Cet Etat néo-inca ne dura pas, en 1572, le vice-roi Francisco de Toledo fit décapiter l'inca Tupac Amaru à Cuzco. En même temps prospérait le mouvement du Taqui Onqoy, sorte de secte pratiquant la danse et la transe, annonçant la résurrection des divinités andines, les huaca. Les Espagnols avaient mis « le monde à l'envers » ; les maladies (variole, rougeole, grippe, etc) avaient été catastrophiques, frappant la population de l'espace andin durant tout le XVIe siècle (- 80 % en un demi-siècle). Dans les années 1590, les prophètes du mouvement Muru Onqoy expliquent que tout le malheur des Indiens vient de leur abandon des coutumes ancestrales. On pratique alors des pèlerinages en montagne pour faire des sacrifices aux huaca et rejeter le christianisme.
La mémoire de l'inca s'est perpétuée dans le mythe d'Inkarri, c'est-à-dire la résurrection et le retour du souverain ; elle se manifeste par des représentations théâtrales avec mise en scène de l'exécution de l'inca, avec chants et danses, depuis la région de Vilcabamba vers le nord, au-delà de Lima, vers le sud, bien au-delà de Cuzco, dans les territoires actuels de Bolivie et du Chili. La chronique illustrée de Guamàn Poma de Ayala, achevée en 1615, témoigne de ces représentations théâtrales. Reprenant les travaux d'Aurélie Omer et de Jean-Philippe Husson, l'auteur montre que la décapitation spectaculaire de Tupac Amaru en 1572 a orienté le mythe « devenu messianique » et particulièrement durable.
En 1742 l'indien Juan Santos Atahualpa dirigea la révolte et annonça l'arrivée de la flotte anglaise ; cet ancien élève du collège jésuite de San Borja, qui avait voyagé en Espagne et au Congo, résista une quinzaine d'année aux Espagnols. L'aggravation des prix agricoles avait relancé les révoltes. Suivront celles des Kataris et surtout de Tupac Amaru II qui infligea de sérieuses pertes aux armées du vice-roi, capturant et exécutant des dignitaires espagnols. Tupac Amaru II prétendit même constituer un mouvement multi-ethnique et en 1780 il libéra les esclaves d'origine africaine. Mais en 1781 les Espagnols reprirent le dessus. Débité en morceaux, le corps de l'inca fut exhibé dans une vaste région allant de Cuzco au lac Titicaca.
« Le thème du retour de l'Inca ne manque pas de rester vivace jusqu'à nos jours, dans la région de Cuzco, l'ancienne capitale du Tawantinsuyu » note Nathan Wachtel. Ce sont ces mêmes régions qui furent le foyer de l'insurrection du Sentier Lumineux : l'aire méridionale de cette guérilla « peut se superposer à la carte du Taqui Onqoy du XVIe siècle » notait l'universitaire péruvien Alberto Flores Galindo dans les années 1980. Aujourd'hui Tupac Amaru fait quasiment l'objet d'un culte ; une « géographie sacrée » attire visiteurs étrangers, pèlerins quechuas et aymaras, à la maison de cacique de Tupac Amaru et au sanctuaire de Qoyllur'iti à 4600 mètres d'altitude pour recevoir l'énergie de la Montagne sacrée. « Et l'Inca Roi se dressera sur le Huaytapallana »…
La danse des esprits (Ghost Dance) pour le retour des morts et de l'ancienne façon de vivre nous fait rejoindre enfin les tribus indiennes du Far West étatsunien au XIXe siècle. Elles ont subi une catastrophe démographique comme celles du sud du continent, mais avec un étiage démographique plus tardif, vers 1890 avec 228 000 habitants contre 600 000 vers 1800 et sans doute 5 millions au début de l'époque coloniale. Après la Guerre de Sept ans, aux premiers temps de l'existence des Etats-Unis, des prophètes indiens se dressèrent entre Appalaches et lac Michigan (cf. le Middle Ground de Richard White). Ainsi en 1762 Neolin eut une vision et le Créateur lui dit : « C'est pour vous que j'ai créé le pays où vous vivez et non pour d'autres ». Mais résister à l'expansion des treize ex-colonies ne fut pas possible, malgré les efforts de Tecumseh mort en 1813. Repoussées au-delà du Mississippi, les tribus déjà décimées furent réduites à habiter des réserves en peau de chagrin.
Plus à l'Ouest, le phénomène de la Ghost Dance apparut au Nevada en 1870 avec la prophétie du chaman Wodziwob de la tribu des Paiutes. Il culmina autour de 1890 avec le chaman Wovoka dans les territoires des Sioux. Danser en rond quatre nuits et cinq jours pour entrer en communication avec les Esprits et les Ancêtres, alors que les bisons étaient quasiment exterminés, devait renverser le cours de l'histoire. De son côté, le général Sherman pensait à « apporter au problème indien une solution finale » : la victoire des tribus à Little Big Horn fut suivie de la honteuse boucherie de Wounded Knee. Après quoi le survivant nommé Sitting Bull entreprit de faire connaître la cause amérindienne en participant au Wild West Show de William Cody alias Buffalo Bill.
Ce livre à la fois érudit et très agréable à lire est enrichi d'illustrations, de cartes et de photographies (dont figures 1 et 2 de cet article).
• Nathan Wachtel : Paradis du Nouveau Monde. Fayard, 2019, 331 pages.