Si les musées avaient leurs catalogues et monographies, ils n'avaient pas d'histoire mondiale. Grâce à Krzysztof Pomian, c'est maintenant chose faite, avec ce premier volume magnifiquement illustré qui conduit à la fin du XVIIIe siècle. L'espace parcouru est d'abord circonscrit à l'Italie et suite à « la traversée des Alpes » s'étend au reste de l'Europe occidentale, en attendant les deux volumes suivants qui conduiront à la fois au reste du monde et à l'aube du XXIe siècle. L'auteur embrasse le sujet dans sa totalité et il faut saluer son ambition d'une histoire mondiale, et le « panorama global » introductif où s'affirme l'élargissement typologique du musée : « 1470 : antiques ; 1540 : art, histoire naturelle, curiosités, raretés, merveilles ; 1700 : histoire, médecine, techniques, armée ; 1850 : arts décoratifs ; 1870 : ethnographie, musée de plein air, industrie, science ; 1960 : vie quotidienne, travail, loisirs ». Au fil du livre, acteurs, collections et musées viennent à nous.
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Les acteurs
L'ouvrage fait la part belle aux collectionneurs, qu'ils aient été humanistes, princes ou papes. Tous recherchent la gloire personnelle et souvent aussi l'apprentissage de l'Antiquité.
Premier des humanistes, Pétrarque fait aussi figure de pionnier des collections : monnaies anciennes et tableaux comme le portrait de son amie Laure par Simone Martini. Les manuscrits sont alors recherchés : Niccolo Niccoli en possède 800 qu'il lègue à la ville de Florence, le public y a aura accès à San Marco dès 1441. Cosme l'Ancien s'adresse à ce Niccoli pour faire des acquisitions qui seront les bases de la collection des Médicis. Parmi les princes italiens, les Gonzague de Mantoue et les Este de Ferrare brillent par leurs collections mais, comme l'écrit K. Pomian, « seuls les Médicis avaient les moyens de faire à peu près tout ce qui leur plaisait ».
Le rôle des hommes d'Église et des papes est décisif dès le Quattrocento et jusqu'à la veille de la Révolution française. Le 15 décembre 1471, le pape Sixte IV transfère du Latran au palais du Capitole — construit par son prédécesseur Nicolas V—, un groupe des statues anciennes en bronze, dont la fameuse Louve, rejointe en 1538 par la statue équestre de Marc Aurèle. À l'issue du concile de Trente, Pie V transfère au Capitole un nouveau lot de statues païennes pour que ces idoles ne profanent plus le Vatican, exception faite de celles de la cour du Belvédère. En 1523 la République de Venise reçoit du cardinal Grimani sa collection d'antiques puis la bibliothèque du cardinal Bessarion. À Milan un autre cardinal, Frédéric Borromée, fait édifier la Biblioteca Ambrosiana qui abrite également sa pinacoteca ouverte en 1609. Au Vatican, l'achèvement de la basilique Saint-Pierre n'arrête pas les aménagements successifs du Belvédère et les agrandissements des galeries se poursuivent de Clément XIV à Pie VI. Quand Gustave III de Suède visite le Museo Pio-Clementino en 1784 il est guidé par Pie VI en personne.
Benigne Gagneraux (1756-1795)- Le Pape Pie VI visitant avec Gustave III de Suède la Galerie des Antiques du Vatican, le 1er janvier 1782. Stockholm, Nationalmuseum.
Le rôle des aristocrates, des princes et des souverains complète le premier fil conducteur de cet ouvrage. En 1379 Charles V fait rédiger un inventaire de son trésor : pas moins de 3900 numéros ! Ses frère Louis d'Anjou, Jean de Berry et Philippe le Hardi puis les ducs de Bourgogne qui lui succèdent deviennent de grands collectionneurs. Principal roi collectionneur sur le trône de France entre Charles V et Louis XIV, François Ier a une préférence pour les peintures et sculptures à contenu érotique, surtout pour son palais de Fontainebleau. Plus que Charles Quint, sa tante Marguerite et sa sœur Marie de Hongrie, c'est Philippe II d'Espagne qui est devenu le plus grand collectionneur d'art du XVIe siècle, accordant une grande importance aux portraits. Du côté de l'Autriche, Rodolphe II que la menace turque oblige à transférer sa capitale de Vienne à Prague y collectionne à tout va ajoutant à ses tableaux une curiosité pour les sciences occultes.
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Les collections
La collection d'objets d'art, comme nous l'explique K. Pomian, prend naissance du trésor antique, avant de donner vie aux cabinets, galeries et musées. La collection particulière, d'un humaniste ou d'un pape à la renaissance, d'un prince le plus souvent, est d'abord réservée à son usage, pas forcément exclusif et au fil des générations tend à devenir le patrimoine d'une institution qui en assurera la continuité.
Les collections brillent par leur variété : gravures, manuscrits, tableaux, tapisseries, statues et monnaies antiques, mais aussi trésors et raretés de la nature… Elles sont précieuses. Elle sont convoitées.
Celle des Medicis est pillée une première fois en 1494 quand ils sont chassés de Florence, puis une seconde fois après la mort d'Alexandre tué par son cousin Lorenzaccio. Pour son studiolo, Laurent de Médicis acquiert des camées, plusieurs dizaines de tableaux de Botticelli, Masaccio, Fra Angelico, Paolo Uccello, Piero di Cosimo, etc. Bien plus tard, le passage du grand-duché de Toscane des Médicis sous le contrôle des Habsbourg-Lorraine fait craindre à Florence de perdre les collections des Offices et par suite les visiteurs du Grand Tour. L'héritière des Médicis négocie et évite la dispersion : par un pacte signé en 1737, les nouveaux maîtres s'engagèrent à maintenir l'attraction de Florence. Et les visiteurs furent encore plus nombreux.
Dans l'Empire aussi, naissent des collections qui sont les ancêtres de celles des grands musées actuels. Dans l'inventaire de 1607 de la galerie de tableaux du duc Maximilien, Électeur de Bavière, on trouve déjà les Quatre saisons d'Arcimboldo, les Dürer, Cranach, Altdorfer qui font le prestige de l'Alte Pinakothek.
Albrecht Altdorfer. La bataille d'Alexandre (vers 1528). Munich, Alte Pinakothek.
Si cet ouvrage montre peu les mécènes commander des œuvres, il mentionne davantage les transactions d'œuvres et de collections entières qu'on peut mettre sur le compte de la nécessité financière, tandis que les guerres et les révolutions en dispersent d'autres. Le sac de Constantinople en 1204 avait amené des trésors jusqu'en Italie, l'Italie à son tour enrichit l'Europe occidentale.
Charles Ier d'Angleterre achète ainsi en 1627 une partie de la collection des Gonzague de Mantoue, mais deux décennies plus tard, son exécution conduit les révolutionnaires puritains d'Angleterre à vendre son immense collection. En 1746 cent chefs d'œuvre de la galerie des Este partent pour Dresde achetés par Auguste le Fort devenu roi de Saxe et de Pologne.
La guerre de Trente Ans fut un temps fort de ces dispersions. Les Suédois prennent Prague en 1648 et s'emparent de 470 tableaux de Rodolphe II. Après son abdication, la reine Christine, fille de Gustave II Adolphe, emporte en Italie une partie de cette collection puis fait cadeau au roi d'Espagne d'Adam et Eve de Dürer ; c'est ainsi que ces œuvres sont entrées dans la collection du Prado. Une autre partie de la collection de Christine de Suède est rachetée pour le compte du Régent et de sa galerie parisienne. Lors de la Révolution française, la collection d'Orléans fut dispersée en Angleterre. Le Louvre serait bientôt prêt à prendre la relève.
L'intérêt pour les œuvres antiques ne se dément pas au siècle des Lumières. Un certain Scipione Maffei organise à Vérone une collection épigraphique. La découverte en 1728 à Volterra d'une nécropole étrusque, puis les découvertes de Pompéi et d'Herculanum relancent les collections d'antiques. En 1758, Charles III réunit au musée de Portici les objets des fouilles d'Herculanum qui alimenteront les collections du Musée archéologique de Naples à partir de 1805. Il réunit également à Capodimonte une grande collection de tableaux : Naples défiait Rome comme étape du Grand Tour.
Devenu roi d'Espagne et davantage bigot, Charles III projette de détruire les nus du Palais-Royal de Madrid : Raphaël Mengs les sauve en les enfermant au palais du Buen Retiro. Ces collections madrilènes fourniront le fonds du musée du Prado, mais lors de l'invasion française les Époux Arnolfini en disparaitront avant de se retrouver après 1815 à la National Gallery de Londres. À Rome, l'accumulation de peintures de nus féminins et de statues antiques de nus des deux sexes heurte aussi l'esprit de la Contre-Réforme, mais sous l'influence de Winckelmann arrivé de Dresde en 1755, leur place dans l'histoire de l'Art l'emporte sur les préjugés religieux.
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Les lieux
Le musée est d'abord une institution romaine et pontificale, on l'a vu, en 1471 avec le choix de Sixte IV pour le Capitole que Benoit XIV agrandira encore au XVIIIe siècle. L'usage du mot museo vient d'un humaniste, l'évêque et historien Paolo Giovio alias Paul Jove, qui en 1538 qualifie ainsi sa villa de Côme, véritable temple des Muses, pour abriter des collections de médailles, de portraits d'hommes illustres, de tapisseries et de tableaux, jusqu'à sa destruction vers 1620. Le terme musée tend à se répandre dans les différentes langues tandis que les termes cabinet et galleria font plutôt référence à la collection d'un prince.
Après Rome les musées naissent à Venise, Milan, Florence. En 1580, à côté du Palazzo Vecchio, l'architecte Vasari achève pour les Médicis le chantier des Offices : le duc François Ier y installe une galerie pour ses sculptures et en 1584 ajoute la Tribune qui en présente les joyaux — en attendant la célèbre Vénus installée en 1677. À Venise la Biblioteca Marciana est augmentée du Statuario pubblico qui remplace la Sala delle Teste : 216 statues installées en 1596.
Johan Zoffany (1733-1810). La Tribune des Offices. Royal Collection.
Qualifié aussi de musée en 1579, l'Antiquarium munichois d'Albert V de la dynastie des Wittelsbach est le premier édifice construit au-delà des Alpes pour exposer les antiques. En Angleterre, l'Ashmolean Museum est fondé en 1683 et le British Museum en 1753-57. Le mot musée ou museum est employé pour désigner des collections de naturalia aussi bien que des œuvres d'art et des raretés de toute sorte, c'est-à-dire des cabinets de curiosités, Kunstkammern ou Wunderkammern. Mais à Bologne qui bénéficiait d'un jardin botanique depuis 1568, le comte Luigi Marsigli réalise un muséum d'histoire naturelle dans le cadre de l'Institut des sciences fondé en 1714. C'est le temps où les jardins botaniques se multiplient en Italie, depuis qu'un premier avait été créé à Pise en 1543.
Parmi ces cabinets d'histoire de curiosités, un des plus célèbre est l'amoncellement du Wunderkammer romain du jésuite Athanase Kircher, spécialement marqué par les objets égyptiens, pyramides et hiéroglyphes. Il survit comme musée archéologique. Les cabinets hollandais d'histoire naturelle se distinguent par la prédominance de productions apportées d'autres continents et en général de zone tropicale, notamment par la V.O.C.
Le siècle des Lumières marque un important changement avec l'ouverture progressive de ces collections à un public un peu plus large que les happy few de l'entourage des princes. La Galerie des Offices, qui s'ouvre une fois par an aux Florentins, est modernisés après 1740 : tableaux accompagnés d'un cartel, classement des peintures par écoles, introduction des « primitifs », transfert de la collection d'armes et de ce qui relevait des « arts mineurs » dans des lieux spécialisées, les Offices conservant la peinture, le dessin, la gravure et la sculpture. Après 1769, leur accessibilité accrue fait que les 2500 visiteurs annuels de 1600, bondissent de 6 000 à 22 000 dans les années 1780 et on en vient à imprimer des tickets d'entrée.
À Paris, le duc d'Orléans ouvre au public sa galerie de tableaux du Palais Royal, concurrençant ainsi les galeries du Luxembourg jusqu'en 1779. À Vienne, en 1776 Joseph II autorise le public à visiter gratuitement le musée du Belvédère, trois jours par semaine. À La Haye, en 1774 la collection des princes d'Orange s'ouvre également ouverte au public trois jours par semaine jusqu'à l'invasion française de 1795 qui enverra la collection confisquée à Paris.
L'auteur conclut ce premier volume en soulignant que les musées d'histoire naturelle sont typiquement une institution des Lumières qui vise la république des lettres et des sciences, tandis que le musée d'art reste marqué par un élitisme tout aristocratique. On ne peut que s'incliner devant un ouvrage si remarquable.
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• Krzysztof Pomian. Le musée, une histoire mondiale. 1. Du trésor au musée. - Bibliothèque illustrée des Histoires. Gallimard, 2020, 687 pages.