Cola di Rienzo est une figure de l'histoire médiévale italienne relativement peu connue en France. Une vie politique brève et mouvementée caractérise cet homme du peuple qui a gouverné Rome à l'époque de la Papauté d'Avignon et de la Peste noire. Dans cet ouvrage Tommaso di Carpegna Falconieri, alors professeur à l'université d'Urbino, éclaire la situation étonnante d'une ville gouvernée au nom du pape, divisée entre les clans de familles aristocratiques. Il s'efforce aussi de montrer la trace historique et culturelle de ce héros controversé jusqu'au XXe siècle.
Au XIVe siècle — le Trecento des Italiens —, Rome est une petite ville pour nos critères actuels, dépendant pour vivre plus de l'Eglise que du commerce, contrairement aux autres cités italiennes qui marquent l'histoire de la péninsule. Divisée en treize « rioni », chacun de ces quartiers étant dominé par une famille aristocratique, la ville a été abandonnée par le pape Clément V pour Avignon, en 1309 officiellement, après l'incendie qui a détruit Saint Jean du Latran. Le départ de nombreux membres du clergé rend la cité encore plus dépendante des clans des aristocrates, les barons, dont les principaux sont les clans rivaux des Orsini et des Colonna, et dont la puissance est largement fondée sur leurs propriétés foncières du Latium, source majeure du ravitaillement de Rome.
Né en 1313, Cola di Rienzo est fils d'un aubergiste proche du quartier juif et du Tibre, sa mère était lavandière. Il a reçu quelque éducation hors de Rome et est devenu notaire. Plus tard il se prétendra fils d'un empereur venu se faire couronner par le pape et qui aurait séjourné à l'auberge de ses parents. Marié à la fille d'un notaire, devenu ami de Pétrarque, il fait partie d'une délégation envoyée en 1353 auprès du pape à Avignon. Son discours en faveur d'un jubilé en 1350 est accueilli favorablement par le pape. Clément VI. Il revient à Rome l'année suivante en protégé du pape qui l'a nommé notaire de la Camera Urbis au Capitole, le « Campidoglio » des Romains. Cola devient alors un homme politique aspirant à réformer le statut de Rome tout en s'intéressant aux antiquités romaines, à l'épigraphie latine. Il milite pour réunir à Rome les cités et principautés proches pour augmenter leur pouvoir face à l’Église, et aussi pour améliorer l'approvisionnement de la ville, ce qui contrarie la plupart des barons romains. Il prend aussi parti pour Charles IV le roi de Bohême élu empereur en juillet 1346, et dont le pouvoir s'étend à Naples.
Pour préparer sa conquête du pouvoir, il fait campagne en 1347 par l'image —fresques et affiches — alertant ses concitoyens sur les dangers qui menacent leur ville et se présentant comme une homme choisi par le Saint Esprit, un homme de trente-trois ans comme le Christ au moment de Pâques. Il réunit ses supporters sur l'Aventin et appelle la population à se réunir au Capitole où il est acclamé recteur de la ville, obtenant sans coup férir le gouvernement de la cité le 20 mai, décrétant la naissance d'un bon gouvernement (« buono stato ») ce qui nous fait penser à la fresque siennoise du Bon Gouvernement, avec une charte en 15 articles. Il utilise le titre de tribun qui renvoie à l'antiquité romaine, très précisément « tribun de la liberté, de la paix et de la justice, illustre libérateur de la République romaine sacrée », c'est ainsi un renouveau de la Commune fondée en 1143. Dès lors se succèdent démonstrations de force et coups d'éclat, comme l'expulsion des nobles le jour de la Pentecôte. Le 31 juillet 1347 un grand banquet au palais pontifical du Latran est suivi d'un discours à la foule. Le lendemain 1er août Cola se plonge dans le baptistère du Latran et certains crieront au blasphème. Ce même 1er août il a déclaré que tous les Italiens étaient désormais libres et citoyens de Rome. Le 15 août il se fait remettre des couronnes et il se présente désormais comme « candidat cavalier du Saint-Esprit, Nicolas sévère et clément, libérateur de la Ville, zélateur de l'Italie, Amant du Monde et Tribun Auguste » : toute une titulature tracée en lettres d'or à la porte de l'Aracoeli ! Il est clair qu'il se prend pour le successeur des empereurs de l'Antiquité.
Concrètement, il a condamné à mort quelques puissants personnages hostiles, envoyé des ambassades aux villes de la péninsule, et recruté une armée pour affirmer sa domination régionale. Mais en septembre, sous couvert de préparer le jubilé, Clément VI charge deux évêques de le surveiller et d'entrer en contact avec certains adversaires du tribun car la politique d'unification du Latium risquait de se tourner contre la domination temporelle de l'Eglise. Malgré une bataille aux portes de Rome qui tourna à la déconfiture des Colonna, la réussite de Cola di Rienzo bute sur une nouvelle pénurie alimentaire et sur la détermination de Clément VI de le renverser ; le pape en avertit Charles IV et les villes d'Italie centrale. Le 19 décembre 1347 les barons rentrent à Rome et rétablissent leur pouvoir, contraignant Cola à s'enfuir.
Désormais fugitif, alors que la Peste Noire atteint Rome, Cola di Rienzo entame jusqu'en 1353 une vie qui mélange les refuges auprès des moines des régions proches, l'emprisonnement à Rome au Château Saint-Ange, puis à Prague et enfin à Avignon, et des activités littéraires. Lui qui a associé sa dictature à la célébration de fêtes religieuses, trouve bon accueil auprès des Franciscains de Maiello dans les Abruzzes, où le pape Clément VI ne voulut pas le faire arrêter. A l'image du Christ qui vécut et souffrit 33 ans, Cola s'était mis en tête que se pénitence durerait 33 mois, imaginant la fin de son exil en septembre 1350, pile pour le jubilé. Cola tenta de faire valoir sa cause auprès de Charles IV à Prague, mais celui-ci resta sourd à sa révélation d'être secrètement fils d'un précédent empereur, l'invita à se tenir à l'écart des « ermites ignorants » et le mit en prison jusqu'en juin 1352. Cola compose à cette époque un Commentaire au traité de Dante sur la monarchie, un autre sur Boèce, et entreprend de mettre en vers les succès militaires de Venise. Une intervention de Pétrarque amena Charles IV à plus de douceur ; son parent Gui de Boulogne accepta aussi de plaider sa cause pour le faire transférer à Avignon. Le pape leur apprit que Cola était sous le coup d'une condamnation comme hérétique conduite par les cardinaux Bertrand de Deaulx et Annibal de Ceccano. L'ex-tribun fut soulagé par la mort inopinée de Clément VI le 6 décembre 1352. Son successeur, Innocent VI, le libéra pour retourner à Rome, y stabiliser la situation politique, mais sous le contrôle du cardinal Albornoz.
Recrutant des mercenaires, 250 cavaliers allemands et bourguignons grâce aux prêts de fra Montale, chef d'une Grande Compagnie, Cola di Rienza entre à Rome le 1er août 1354. Proclamé sénateur, il demande aux barons de jurer obéissance. Il lance une nouvelle campagne militaire contre la place forte de Palestrina, puis fait assassiner fra Montale accouru à Rome. Très vite les choses tournent mal pour Cola di Rienzo qui augmente les impôts, rançonne les plus riches, organise une sorte de conscription dans les “rioni”, mais se trouve à cours d'argent pour payer ses troupes et ravitailler la ville. C'est à cette époque qu'il reçoit Giannino di Guccio que l'on disait légitime héritier du trône de France (cf. L'Homme qui se prenait pour le roi de France ) et qui par la suite se retrouvera prisonnier de la reine Jeanne à Naples.
En 1354 Cola di Rienzo ne ressemble plus à l'homme qu'il était en 1347. Il a beaucoup grossi, il est devenu alcoolique, paresseux et s'habille luxueusement. Il croit cependant toujours convaincre par l'image et la parole. Le 8 octobre, le marché sur la place du Capitole tourne à l'émeute, le palais est attaqué au cri de « Mort au traître ! ». Cola tente de stopper la foule par de belles paroles prononcées depuis le balcon, mais doit tenter de fuir déguisé en paysan. Il est cependant reconnu, arrêté et tué à la descente de l'escalier, là où aujourd'hui se trouve sa statue de fuyard encapuchonné. Son cadavre apporté aux Colonna est pendu par les pieds — c'est le sort que subira Mussolini en 1945 — puis est brûlé et ses cendres dispersées dans le Tibre. Deux siècles plus tard, les habitants du Trastevere prétendront avoir retrouvé sa tombe. La chute de Cola di Rienzo marque bientôt la fin du gouvernement municipal autonome de Rome où le pape Urbain V vient brièvement s'installer en 1367-1370.
Et puis vint l'oubli. Il dura pratiquement jusqu'au début du XVIIIe siècle quand Jean-Antoine du Cerceau prend Cola di Rienzo comme héros de roman aux caractères contradictoires, mélange de vice et de vertu. A l'âge des Lumières, l'abbé Mably lui accorde le mérite de contrer la toute-puissance de l'Eglise romaine. Surtout, Edward Gibbon dans son ouvrage sur le déclin et la chute de l'Empire romain en fait une figure importante de son dernier volume, lui reconnaissant la gloire d'avoir remis à l'honneur la tradition romaine. Mais la Révolution française ignore ce personnage qui cherchait des compromis tant avec le pape qu'avec les aristocrates. C'est en fait l'avènement du Romantisme qui fait triompher Cola di Rienzo dans la culture européenne : de sa chaire d'histoire à Iéna en 1798, Schiller le compte parmi ses grands rebelles, mais c'est un personnage antipathique. Bulwer-Lytton en fait un héros de roman assez éloigné de la vérité y joignant une interprétation maçonnique. Les nationalistes du Risorgimento n'ont pas manqué bien sûr de juger Cola di Rienzo comme l'un des leurs, vu sa querelle avec le pouvoir pontifical cinq cents avant la leur. Richard Wagner avec son opéra en cinq actes Rienzi imagine une intrigue amoureuse entre la sœur de Cola et un prince Colonna : Cola di Rienzo y est montré comme un héros patriotique, un chef illuminé face à une masse ignorante ; c'est un spectacle total, « rutilant d'effets spéciaux », représenté à Dresde dès 1842. Adolf Hitler y assistera plus tard à Vienne et en ressortira survolté à seize ans... et l'œuvre fera partie des incontournables pour les dirigeants du IIIe Reich.
Entre Moyen-Âge et Renaissance, le nom de Cola di Rienzo mérite d'être plus connu que comme une simple avenue de Rome. De nombreux historiens contemporains, et pas seulement italiens, y ont contribué depuis un siècle et Tommaso di Carpegna Falconieri leur rend justice, soulignant en particulier les progrès de la connaissance des années d'exil de Cola de Rienzo et l'importance reconnue de ses écrits pré-humanistes. « Dernier tribun », comme le disait Byron, ou premier homme politique moderne, à chacun de choisir.
• Tommaso di Carpegna Falconieri : Cola di Rienzo. - Salerno Editrice, Roma, 2002, 335 pages. Une édition française sous le titre Il se voyait déjà empereur. Cola di Rienzo, un Romain au Moyen-Âge, traduction de Michèle Grévin, a paru en 2019 chez UGA à Grenoble.