Un parrain de Bombay
Ganesh Gaitonde, un gangster fils de brahmane, a bâti une puissante organisation criminelle, la Compagnie G, qui bientôt n'a plus comme réel adversaire à Mumbai que la Compagnie S de Suleiman Isa réfugié au Pakistan. Le récit montre le truand à ses débuts, au faîte de sa puissance, et à sa fin. Celle-ci est présentée dès le début du roman, mais de manière évidemment très incomplète. Dans un bunker tout neuf, la police retrouve deux corps, celui de Ganesh et celui d'une femme bientôt identifiée comme étant Jojo. Des centaines de pages durant, le lecteur va suivre l'inspecteur Sartaj Singh, un sikh incorruptible, menant de front l'enquête sur la mort du parrain et deux ou trois enquêtes secondaires, dont l'une coûte la vie à son adjoint Katekar. Ce récit centré sur le policier s'entrecroise avec la confession de Ganesh Gaitonde, d'abord via l'interphone du bunker avec l'inspecteur Sartaj Singh venu l'arrêter, une confession qui se prolonge pour le lecteur une fois que le parrain s'est suicidé. En suivant Sartaj comme en suivant Ganesh, c'est une gigantesque histoire protéiforme qui se déroule sous nos yeux, une création bollywoodienne qui entraîne une multitude de personnages dans un maelström de crimes, de drames et d'histoires d'amour. Bien que natif de Delhi, l'auteur a composé une symphonie sur la vie quotidienne des habitants de Mumbai (Bombay…) dont on parcourt les taudis peuplés des familles pauvres venues des campagnes comme les quartiers résidentiels des élites. Malgré son immensité, la capitale économique de l'Inde est trop étroite pour contenir la totalité du récit : ainsi, pour sa sécurité Ganesh s'installe-t-il parfois sur un yacht au large de Goa ou de Phuket, voire à Singapour.
Mumbai de tous les dangers
Sur ce canevas encore un peu trop simple, Vikram Chandra a brodé en couleurs les tensions inter-communautaires depuis la Partition jusqu'aux récentes tensions qui ont endeuillé Mumbai. Revenant à plusieurs reprises sur le drame originel de 1948, et comment il a brisé la vie de millions de gens (massacres, exodes, familles séparées, personnes disparues…) l'auteur fait comprendre l'impossibilité présente et future de la paix entre hindous et musulmans. Initialement incroyant, Ganesh, dont les "boys", porte-flingues et hommes de confiance, viennent de toutes les nuances religieuses de l'Inde, est progressivement amené à fréquenter les temples hindous, à en installer un dans sa prison pour prier avec ses boys entre deux feuilletons télévisés, puis à rencontrer un vrai gourou pour soigner son karma et à collaborer avec les services secrets indiens en lutte contre ceux du Pakistan musulman. Il devient ainsi le porte-drapeau de l'hindouisme militant contre les musulmans traîtres à l'Union indienne, bref, contre les fundoo — les musulmans fondamentalistes. S'étant trouvé lié aux projets de son gourou, Swami Shridar Shukla, Ganesh va découvrir que son cher "Guru-ji" mêle les activités licites et illicites. D'un côté il dirige un réseau d'ashrams, organise des fêtes religieuses, et brille sur son site internet, de l'autre, il manipule une organisation diabolique, le Hizbudeen, qui recueille des fonds au Pakistan – y compris de la fausse monnaie – pour financer l'achat d'armes et une gigantesque opération terroriste contre Mumbai. Il s'agit de provoquer par réaction la guerre de l'Inde contre le Pakistan, autrement dit la fin de l'ère chaotique de la déesse Kali, la kaliyuga dont la pralaya, la grande destruction, doit être l'apothéose. En d'autres termes le millénarisme s'étend et la fin du monde est proche. Mais rassurez-vous, il y a quelque chance que par flair et professionnalisme, sinon par cynisme, l'inspecteur Sartaj ne sauve le monde, éliminant dans la foulée ce ripoux de Parulkar.
Amour et téléphone portable
En même temps qu'il nous plonge au plus profond de ces menaces ténébreuses, le roman célèbre l'Inde brillante qui accède triomphalement aux nouvelles technologies : le film bollywoodien en DVD, le téléviseur à écran plat et géant, le téléphone portable, le téléphone satellitaire, l'internet… Ainsi Ganesh échange-t-il force communications, parfois cryptées, avec son gourou, son honorable correspondant des services secrets, son bras droit Bunty, avec deux femmes aussi : sa maîtresse Zoya et son amie Jojo. De même, l'inspecteur Sartaj Singh est aussi un accro du portable, celui qu'il recherche dans une perquisition, comme celui qui sert à appeler sa mère, à joindre son contact dans la Compagnie S, ou sa nouvelle amie : Mary, la soeur de Jojo ! La liaison entre Ganesh et Jojo n'est longtemps que téléphonique. D'abord maquerelle au service de la Compagnie G, Jojo devient la confidente unique de Ganesh lorsque le cinéma a éloigné la désormais trop visible Zoya des repaires secrets du parrain. Zoya Mirza est devenue une beauté sur papier glacé, une miss India, une superbe actrice grâce à la chirurgie esthétique et aux millions que Ganesh a engloutis dans une production bollywoodienne.
India Today
Il y a tout cela et beaucoup plus encore dans le pavé énorme de Vikram Chandra qui enseigne la littérature à Berkeley — heureux étudiants... C'est une anthologie des chansons du cinéma indien, un répertoire des acteurs et des actrices. C'est une exploration sans pitié de la corruption de la société indienne qui est malgré tout démocratique même si on peut s'acheter une élection comme Bipin Bhonsle quand il recrute les services de Ganesh Gaitonde pour empêcher les musulmans de sa circonscription d'aller jusqu'aux bureaux de vote. C'est un déluge de biographies tant des personnages principaux que secondaires. Au pays que la mousson gouverne, il faut se laisser emporter par ce tourbillon, ce roman-fleuve où l'on craint de se noyer et qui présente enfin l'intérêt d'une écriture fortement illustrée de ce qui pour nous Occidentaux relève de l'exotisme linguistique en hindi, urdu, marathi, bengali et autres langues du sous-continent. Il en est fait si grand usage que l'éditeur a dû proposer un lexique de 33 pages dont vous sortirez expert en vocabulaire de la cuisine indienne ou de l'argot à connotation sexuelle. La consultation de ce bijou annexe freine évidemment la progression du lecteur : on doit donc prévoir deux fois plus de temps que pour triompher des "Bienveillantes". En quelque sorte une illustration par l'exemple des freins réputés de la bureaucratie indienne.
• Vikram CHANDRA : Le Seigneur de Bombay
Titre original "Sacred Games"
Traduit de l'anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj
Robert Laffont, 2008, 1037 pages.