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Aux XVII et XVIIIe siècles diverses compagnies de commerce d'Europe s’intéressèrent aux Indes. L’East India Company fut la plus importante par la durée, le volume de son chiffre d’affaires, et l’étendue des territoires qu’elle contrôla. Ecossais installé en Inde, William Dalrymple a retracé dans cet ouvrage l’histoire de cette entreprise fondée en 1600 qui connut entre 1755 et 1803 une « implacable ascension » avant de céder la place au Raj britannique et de disparaître en 1874. L’originalité de sa démarche d'historien est de mener en parallèle l’ascension de l’EIC et le déclin du pouvoir moghol, le tout dans un climat d’anarchie et de violence si l’on considère l’ensemble du sous-continent.
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Les hommes de l’EIC
L’étude de W. Dalrymple met en avant le rôle des gouverneurs généraux successifs envoyés par Londres. Robert Clive est nommé à Calcutta en 1755. Il a organisé la première véritable main mise des Anglais sur le Bengale ; il n’aime pas l’Inde et est uniquement motivé par l’argent. Comme la plupart des Britanniques qui viennent en Inde il cherche avant tout à faire fortune afin de rentrer en Angleterre, acheter un domaine et un “bourg pourri” pour devenir membre du parlement.
L’absence de la mousson trois années de suite provoqua une famine catastrophique en 1770-71 alors que les administrateurs du Bengale avaient transféré à Londres plus d’un million de livres et les actionnaires voté un dividende record. Le scandale éclata dans la presse. Hugh Walpole accusa la gestion de l’EIC. Un pamphlet qualifia Robert Clive de Lord Vautour et le Heymarket Theatre monta une pièce intitulée Le Nabab pour dénoncer l’enrichissement immoral des dirigeants de la Compagnie, et la corruption des Parlementaires possédant des actions de l’EIC.
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Robert Clive et ses adjoints passèrent devant le tribunal pour leurs malversations, la Compagnie fut jugée responsable de la famine, de la mort de trois millions de personnes. Le cours de l’action vacilla et le thé entreposé à Londres se vendit mal. Une trentaine de banques détenant des fonds spéculatifs composés d’actions de l’East India Company firent faillite. Mais too big to fail, l’EIC fut sauvée par la banque d’Angleterre et l’India Bill de juin 1773 plaça la Compagnie sous surveillance parlementaire, avant sa nationalisation en 1858. Resté comme l’incarnation monstrueuse de la corruption et du manque de scrupules, Clive se suicida en novembre 1774 au retour d’un voyage en Italie.
Warren Hastings débarqua à Calcutta en octobre 1774 suivi par un trio de conseillers mené par Philip Francis avec qui Warren Hastings se battit en duel. Hastings remit de l’ordre dans la gestion du Bengale (monnaie, postes, douanes, relevés cartographiques…) et créa à Patna un immense grenier public le Golghar en réponse à la famine de 1770. Il appréciait la culture indienne, lança la Société asiatique de William Jones, le pionnier de l’orientalisme, qui dirigea la première traduction de la Bhagavad-Gita.
L’année 1788 vit s’ouvrir à Westminster le procès retentissant de Warren Hastsings. Et de deux ! Richard Sheridan et Edmund Burke énumèrent les charges : « C’est un authentique voleur. Il dérobe, il subtilise, il pille, il opprime, il extorque. » En 1795 Hastings a été blanchi de toutes ces accusations qui étaient très approximatives. D’après l’auteur il aurait été le plus honnête des gouverneurs de la Compagnie… mais sous son administration la fiscalité a été plus confiscatoire que jamais.
Lord Charles Cornwallis qui le remplaça en 1786 avait dû céder les colonies américaines à George Washington ; il chercha en Inde une revanche. Il sera le vainqueur de Tipu Sultan en 1782. Préoccupé de l’avenir de la colonie, il écarta des fonctions importantes les Indiens et les métis Anglo-Indiens. La domination des grands propriétaires, les zamindars, fut renforcée au Bengale où émergeait une classe de banquiers pro-britanniques qui accordaient plus de confiance à la Compagnie qu’aux sultans locaux.
Richard marquis de Wellesley le gouverneur suivant a été assisté de son frère Arthur futur duc de Wellington. Il fut le vainqueur définitif de Tipu Sultan en 1799 puis des Marathes en 1803. Pourtant Wellesley a été rappelé à la fin de 1803, accusé de faire une guerre dispendieuse et d’endetter la Compagnie, deux préoccupations permanentes des bureaux de Londres qui regardent de près le cours de l’action en bourse.
Calcutta symbole de la réussite de l’EIC
Les trois provinces Bengale, Bihar et Orissa sont devenues les plus riches des Etats régionaux nés de l’Empire moghol. Avec son port sur l’Hooghly, Calcutta prospérait, et des dynasties de marchands et d’usuriers bengalis en profitaient. La Compagnie s’appuyait sur l’introduction réussie de nouvelles cultures : coton, canne à sucre, indigo, pavot et son industrie textile était florissante. Elle réexpédiait le thé de Chine jusqu’aux colonies américaines.
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Les Britanniques réussirent à dominer les sultans, les nawabs et l’empereur moghol lui-même en jouant de plusieurs cartes. En plus des crédits venus de Londres, les prêts des banquiers bengalis jouaient un grand rôle car la Compagnie n’hésitait pas à s’endetter pour faire la guerre et se rembourser ensuite par le pillage et le partage du butin. Les gouverneurs pouvaient ainsi lever des armées de soldats locaux, les cipayes, auxquels s’ajoutaient des aventuriers venus d’Europe, sous les ordres d’officiers d’Angleterre ou d’Ecosse, comme un ancêtre de l’auteur. L’arrivée de canons modernes venus d’Europe et l’usage de fusils efficaces explique pour une part les succès militaires de la Compagnie. Dans les années 1780 elle consacrait 3 millions de livres par an aux dépenses militaires. Ses cipayes étaient 4 fois mieux payés que ceux de Tipu le souverain de Mysore. Gouverneurs et généraux recouraient aussi à la corruption pour “acheter” des personnages influents, ou au contraire cesser de verser le tribut à l’empereur moghol. Finalement « la conquête coloniale de l’Inde devait autant aux roupies versées qu’aux batailles livrées » selon l’historien Burton Stein.
Le déclin de l’empire moghol
Après le raid contre Calcutta du nawab du Bengale, Clive remporta la bataille de Plassey en 1757 marquant le début d’une période de pillage intense du Bengale, prenant le contrôle de ses finances, et initiant une période de chaos dans l’empire moghol dont Delhi, la capitale, était successivement pillée par les marathes venus du sud et les envahisseurs afghans venus du nord. Le jeune empereur Shah Alam échoua à reprendre le contrôle du Bengale en 1761 mais comme il restait vénéré par ses sujets, l’EIC le subventionna et l’installa dans l’Aoudh faute d’accéder à Delhi.
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Les Marathes, bien qu’affaiblis par leur défaite de Panipat en 1761 face aux envahisseurs afghan, furent avec le nizam d’Hyderabad et le sultanat de Mysore les grands adversaires à abattre à la fin du XVIIIe siècle, bien plus que le moghol Shah Alam. Ce dernier est rentré dans une Delhi en ruines en 1771 et de nouveau envahie en 1788 par Ghulan Qadir, chef des Rohillas afghans, malgré les troupes du breton René Madec. Le vieil empereur aux yeux crevés se réfugia dans la poésie tandis que l’anarchie se propageait dans tout l’Hindustan.
Sultan de Mysore, Haidar Ali entra en guerre contre l’EIC dès 1767, avec une armée équipée de canons inspirés par les derniers modèles français, et menaça Madras. L’EIC négocia la paix. Douze ans après, en 1779, les Marathes bloquèrent Egerton devant Pune.
La défaite anglaise de Pollipur
Le Premier ministre marathe Nana Phadnavis organisa une coalition anti-britannique avec le sultan de Mysore et le nizam de Hyderabad. Aidée par la France, la coalition défit la Compagnie à Pollipur près de Madras mais les coalisés relâchèrent leur effort et Hastings parvint à briser leur unité et à diviser la confédération marathe : le traité de Salbai du 17 mai 1782 établit une paix séparée avec le marathe Madhoji Sindhia qui parvint à éliminer Ghulam Qadir.
Souverain d’un sultanat prospère, Haidar Ali se préparait à lutter contre les Anglais. En 1782 l’armée du colonel Braithwaite fut écrasée près de Tanajore. Mais en 1786 son fils Tipu batailla à la fois contre le peshwa marathe et contre le nizam d’Hyderabad : plus de triple alliance ! En 1789 il attaqua le rajah de Travancore, allié de la Compagnie. En 1791 Corwallis rejoint par Mir Alam d’Hyderabad prit la seconde ville de Tipu : Bangalore. Sa capitale, fut attaquée en 1792. Tipu dut céder la moitié de son royaume au peschwa marathe, au nizam et à la Compagnie, verser une indemnité de 30 millions de roupies et confier deux de ses fils comme otages aux Anglais.
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La chute finale
Ainsi 1792 fut un tournant. Après cette date la Compagnie fut en position dominante au plan territorial, militaire et économique. Restait à réduire la confédération marathe et Tipu Sultan que le Directoire français aidait. Tipu périt dans la prise de sa capitale Seringapatam en 1799, origine d’une énorme pillage, et à cette nouvelle Lord Wellesley put boire « au cadavre de l’Inde ». Les Britanniques, furent surpris de découvrir que Tipu était adoré par son peuple, hindous et musulmans confondus, alors que leur propagande le campait en tyran brutal.
La confédération marathe sombra après la mort le 13 mars 1800 de son Premier ministre Nana Phadnavis, le « Machiavel marathe » en raison de divisions internes. Tandis que la Compagnie signait un accord avec Baji Rao II le nouveau peshwa, les autres chefs marathes, Sindhia et Bhonsle furent défaits à Assaye, une bataille comparée à Waterloo. Lord Lake s’empara de Delhi « libérant » en quelque sorte Shah Alam, alors âgé de 77 ans, de la domination marathe. On était alors loin d’imaginer que les cipayes de la Compagnie se soulèveraient en 1857 et qu’après la répression Lord Canning annoncerait sa fin. Ainsi Victoria serait Impératrice des Indes !
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Cet ouvrage, de composition classique, très événementiel et proche de l’antique “histoire-bataille”, donne donc la meilleure place aux grands personnages, britanniques comme indiens, laissant finalement une place secondaire aux analyses économiques. William Dalrymple, qui utilise souvent l’ouvrage de l’historien indien Ghulam Hussain Khan, témoin avisé de ces événements, fournit une bibliographie impressionnante. On regrette que l’éditeur n’ait pas proposé une table des matières précises. En revanche les illustrations en couleur sont magnifiques.
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• William DALRYMPLE : Anarchie. L’implacable ascension de l’East India Company. Traduit de l’anglais par France Camus-Pichon. Les Editions Noir sur Blanc, Lausanne, 2021, puis Libretto, 753 pages, 2024.