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Une passion orientaliste a saisi les intellectuels français dès le XVIIIe siècle. C'est en effet par ce constat illustré de l'opinion des Lumières que s'ouvre cet ouvrage incroyablement riche de Jacques Weber, troisième de sa série sur la France et l'Inde.
Les Indes savantes
Par son titre, la première partie — Les Indes savantes — outre qu'elle rend un hommage implicite aux éditions fondées par Frédéric Mantienne, analyse l'intérêt que les élites littéraires manifestaient pour l'Inde sous Louis XV et Louis XVI. Voltaire est particulièrement séduit par l'Inde et il y voit le pays « le plus anciennement policé » et ce qu'il connaît de l'hindouisme sert à critiquer l'Église romaine ; il reconnaît aussi que par les conflits coloniaux entre Etats européens « nous avons désolé leur pays ». Passée l'aventure napoléonienne, le goût de l'Orient éclate vraiment et se répand à grande échelle en France à partir de 1830. Victor Hugo dans la préface de ses Orientales affirme que « Maintenant on est orientaliste » ; il ne pouvait mieux dire.
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Vu qu'existait la barrière de la langue, Weber choisit d'insister d'abord sur les indianistes français. Le premier à mériter ce titre est Anquetil-Duperron qui, de simple soldat de la Compagnie des Indes ayant vécu et étudié sur place, devient le traducteur des Upanishad et du Zend-Avesta (1771). Au lendemain de la Révolution naissent les institutions spécialisées comme l'École des langues orientales fondée en 1795. Garcin de Tassy y est le premier titulaire de la chaire de langues indiennes ; il réalise la première grammaire d'hindoustani. Une chaire de sanskrit au Collège de France est inaugurée en 1814 et la Société asiatique de Paris est fondée en 1822. Eugène Burnouf, grand indianiste du premier XIXe siècle, multiplie ses disciples. Les grands textes sacrés de la civilisation indienne sont étudiés et traduits. Emile Sénart traduit la Bhagavad Gîta, Hippolyte Fauche le Mahâbhârata — dix volumes parus entre 1863 et 1870. Le premier Congrès international des Orientalistes se tient en 1873 à Paris ; le président Sadi Carnot inaugure le musée Guimet en 1889. Également passionné par le bouddhisme, Sylvain Lévi, de l'EPHE, devient la grande figure de l'indianisme dans le premier XXe siècle tandis que se multiplient les thèses de sciences humaines consacrées à l'Inde entre 1900 et 1939. Couronnements de cette école indianiste française, Louis Renou — auteur d'Homo Hierarchicus (1967) et créateur Centre d'étude de l'Inde et de l'Asie du Sud rattaché au CNRS et à l'EHESS — dirige avec Jean Filliozat une étude magistrale sur L'Inde classique (1949-1953) tandis que Georges Dumézil divulgue, après des travaux de mythologie comparée, sa théorie de la triple fonction de la société entre prêtres, guerriers et producteurs, qui est devenue célèbre. L'étude de la civilisation indienne n'a donc pas été l'apanage des Britanniques !
Attraction et répulsion
En fait, la civilisation du sous-continent est clivante ; elle suscite des passions contraires. Il y a l'Inde qui éblouit et fascine et il y a l'Inde qui fait horreur ou donne le vertige. Les uns préfèrent la première. D'autres s'en tiennent à la seconde. Mais toujours l'Inde interroge. Nombre de sujets suscitent la critique : la question des castes (qu'Henri Michaux imagine à tort arrivées au terme de leur domination dans Un Barbare en Asie, 1933), la puissance des brahmanes, le sort des veuves hindoues et plus largement la condition misérable des femmes, l'immense des riches rajahs contrastant avec la misère des campagnes, les vaches sacrées... et bien sûr la domination impériale britannique. La liste est longue. Voyageurs et journalistes, vulgarisateurs et romanciers, amateurs et mystiques se sont précipités vers l'Inde mystérieuse avec leurs regards subjectifs pour en revenir avec de fières certitudes sur la civilisation indienne.
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Les castes et la religion ont provoqué des appréciations discordantes.
Avant Louis Dumont, Célestin Bouglé a bien compris leur dimension religieuse, axée sur la pureté, dans son Essai sur le régime des castes de 1908.
D'autres observateurs voient surtout la domination des brahmanes sur la société par le système des castes, à défaut d'unification politique, et plusieurs en font l'origine de la stagnation de l'Inde. Ce motif est destiné à durer...
« La religion hindoue est stupide » affirme abruptement Marie de Ujfalvy-Bourdon dans son Voyage d'une parisienne dans l'Himalaya (1883). Dans une lettre de 1911, Alexandra David-Néel reprend ce point de vue en visitant le temple de Kali à Calcutta, où elle voit « une population d'esclaves grouillant dans le fumier » et est irritée par les « vedantistes » qui veulent l'éloigner de son cher bouddhisme.
Jules Verne amène Phileas Fogg à critiquer le fanatisme hindou quand il voit un char portant la déesse Kali : « Autour de la statue s'agitait, se démenait, se convulsionnait un groupe de vieux fakirs, zébrés de bandes d'ocre, couverts d'incisions cruciales qui laissaient échapper leur sang goutte-à-goutte, énergumènes stupides qui, dans les grandes cérémonies [h]indoues se précipitent encore sous les roues du char de Jaggernaut » (Le Tour du monde en quatre-vingts jours, 1873).
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La spiritualité indienne attire par réaction après la grande boucherie de 1914-1918 et plus encore après l'atroce Seconde guerre mondiale. Jean Herbert publie Spiritualité hindoue en 1941 : l'Inde doit donner à l'Occident des leçons de tolérance et de relativisme. La philosophie de Sri Aurobindo fait venir jusqu'à son ashram de Pondichéry des visiteurs comme Maurice Magre en 1934, et après 1945 Bernard Enginger (alias Satprem) survivant du camp de Buchenwald.
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L'Inde qui brille — bien avant les fastes filmiques de Bollywood — c'est l'Inde des maharajahs riches et extravagants. Celui de Baroda est moderniste et réformateur, celui de Kapurthala, admirateur mondain de Paris et de son luxe éblouit Francis de Croisset. Enfin le maharadjah de Patiala, Bhupinder Singh, est connu pour avoir été le premier Indien à posséder un avion, et pour sa monumentale commande de 1925 à la bijouterie Cartier dont le fondateur était venu en 1911 prospecter leur clientèle huppée.
Cette Inde des maharadjahs a inspiré toute une création littéraire et artistique peu soucieuse d'exactitude mais frémissante d'exotisme.
La tragédie et l'opéra français s'emparent des rajahs, des brahmanes, des parias et des bayadères : Beaumarchais et La Harpe ont ouvert la voie. Même si on connaît davantage Lakmé de Léo Delibes donné à l'Opéra comique en 1883, prenons l'exemple de Marius Petipa et de son opéra La Bayadère (1877) : « Dans une Inde féérique et maléfique, le glorieux guerrier Solor aime la bayadère Nikiya, qui a repoussé les avances du grand Brahmane, mais il ne peut se dérober à la volonté du rajah qui lui donne en mariage sa fille Gamzatti. » Mais ça se passe et « les dieux en colère provoquent un séisme qui détruite le palais et ses occupants. Solor et Nikiya se retrouveront dans l'Himalaya, qui est le séjour des dieux. » Là, rien de politique, en revanche l'art lyrique, comme plus loin le roman, permet de critiquer la présence et le rôle des Britanniques.
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Alors que dans son article “Inde” de l'Encyclopédie, Diderot dénonçait les « cent tyrans » qui gouvernaient jadis le pays, Étienne de Jouy dans sa tragédie Tippo-Saëb (1813) pointe la tyrannie nouvelle, celle des Anglais — « Des tyrans de l'Asie as-tu compté les crimes ? » — et rend hommage au sultan de Mysore qui leur résiste et projette d'affranchir le Gange des lois de la Tamise. L'Inde que les voyageurs parcourent est entièrement anglaise, situation qui, note J. Weber, « oppresse » de nombreux Français, nostalgiques sans doute de l'Inde française d'avant 1763 ; ils remarquent « l'attitude dédaigneuse » des Anglais à l'égard des Babous — les diplômés à leur service — aussi bien qu'envers tout le peuple colonisé et exploité jusqu'à la corde. Sous-entendu : les Français se seraient mieux conduits... « L'Angleterre a trouvé moyen d'épuiser tous les trésors de l'Inde sans en employer la moindre fraction au profit et au bonheur matériel des peuples qu'elle a conquis » conclut à juste titre le comte Édouard de Warren dans L'Inde anglaise avant et après l'insurrection de 1857.
Pour certains cette révolte des Cipayes n'a pas été un soulèvement national : cependant c'est la loyauté des Sikhs qui a permis aux Anglais de reprendre le contrôle de la situation par une répression féroce. Ce ne fut pas pourtant pas une simple révolte de soldats, puisque Nana Sahib et la rani Lakshmi Bhaï l'ont dirigée, mais des observateurs français, témoignant parfois de haine anglophobe, veulent croire que l'Inde se lèvera bientôt sous l'impulsion russe — c'est le mythe du Grand Jeu — à moins que la famine qui frappe dans les années 1870, conjuguée à « la rapacité britannique », à l'usure écrasant les paysans et aux prélèvements des zamindars n'accélère l'éveil du nationalisme indien...
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Entre 1850 et 1950 le roman populaire français, notamment d'aventures, a fabriqué un effrayant musée des horreurs : des veuves sur le bûcher, des temples sanglants (dédiés à Kali...), des bandits terrifiants ! Les Thugs, ces bandits étrangleurs qui ont sévi dans les années 1835-1839, hantent les romans d'Eugène Sue, (Le juif errant 1845), de Joseph Méry (Les étrangleurs de l'Inde, 1859), de Ponson du Terrail, de Paul d'Ivoi (Le docteur Mystère, 1899) et d'autres auteurs oubliés. Mais la “grande” littérature est aussi très présente dans l'évocation de cette Inde maléfique avec Théophile Gautier (Avatar, 1857), Villiers de l'Isle-Adam (Contes cruels, 1883), Arthur de Gobineau (Nouvelles asiatiques, 1876) et jusqu'à Paul Morand (Montociel, rajah des Indes, 1947).
L'Inde procure un inépuisable sujet aux auteurs de récits de voyages, de romans d'aventures, et surtout de romans populaires même si certains ne mettent pas le pied en Inde. Contrairement à Théophile Gautier qui fait son « immense voyage » indien au seul Palais de cristal à Londres en 1851, s'évitant ainsi « les hépatites jaunes, les choléras bleus, les pestes mouchetées de noir, les crocodiles verts, les tigres rubanés, et autres fléaux pleins de couleur locales (Caprices et zigzags), Pierre Loti prend soin de visiter L'Inde sans les Anglais (1903) et le temps de s'émerveiller devant les temples du sud du Decan sans dénigrer les dieux hindous — il admire aussi les mosquées des temps moghols. À l'opposé, le naturaliste Jacquemont note : « J'ai renoncé à comprendre quoi que ce soit à la théogonie [h]indoue » et dans les sanctuaires de cette religion il voit seulement un monde « lugubrement idolâtre » (Voyage dans l'Inde, 1841), de même, au siècle suivant, Francis de Croisset juge la ferveur religieuse de l'Inde incompréhensible et à Bénarès est pris de vertige devant « des milliers et des milliers de pèlerins épileptiques, de squelettes saccadés, couverts de cendre, de malades ou de mendiants hystériques, d'éphèbes dansants, d'enfants nus, de jeunes femmes délirantes, sculptées dans des draperies encore mouillées, de mégères de cauchemar... » (Nous avons fait un beau voyage, 1930). Déjà les chemins de fer construits par les Britanniques rendent possible un tourisme qui privilégie les grandes villes — la taille de New Delhi sidère — et ignore le grand dénuement des villages.
De Tagore à Gandhi
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La goût de la France en Inde est exprimé par Rabindranath Tagore — à qui est décerné le prix Nobel de littérature en 1913 — quand, soutenu par Sylvain Lévi, il crée en 1921 à Santinitekan (Calcutta) l'université Visva-Bharati pour former un lieu de rencontre entre Orient et Occident. Ce foyer bengali de culture française subjugue Romain Rolland alors que des étudiants indiens commencent à arriver en France souvent accueillis à Paris par ce même Sylvain Lévi. Rabindranath Tagore rencontre le succès en France autour de 1920 quand le thème du déclin de l'Europe se fait jour. La poésie de Tagore a suscité l'enthousiasme d'André Gide qui a insisté pour traduire son Gitanjali (1913). Romain Rolland compte sur lui pour une « union des deux hémisphères de l'esprit » en 1919 dans l'idée d'une Déclaration d'Indépendance de l'esprit alors même que le traité de Versailles fonde par idéalisme la Société des Nations. Tagore est reçu en France, notamment par le banquier Albert Kahn et rencontre Anna de Noailles qui s'est dite conquise par le grand poète qui encouragea Marguerite Yourcenar à écrire, d'où sa nouvelle Kali décapitée (1928). Mais sa visite dans l'Italie fasciste de Mussolini met fin à cette faveur des élites françaises, malgré son exposition de peinture en 1930 à la galerie Pigalle, peinture condamnée par les surréalistes comme occidentale et bourgeoise. Critique de la civilisation matérialiste, et chantre de la sagesse de l'Asie, Tagore voit son discours repris et développé par Mohandas Karamchand Gandhi, comme s'en rend compte la journaliste Andrée Viollis (L'Inde sans les Anglais, 1930).
Comme Tagore, Gandhi a vite séduit Romain Rolland qui lui consacre un livre élogieux en 1924, mais sa volonté de rencontrer Mussolini — encore lui — provoque le doute et l'éloignement de Romain Rolland devenu proche des communistes. Paradoxalement, certains intellectuels français croient identifier en Gandhi un communiste ou un chrétien ! L'historien René Grousset, au contraire, reconnaît en lui un héritier de la tradition hindoue. Le meilleur témoignage sur Gandhi avant l'indépendance de 1947 est alors celui d'Andrée Viollis qui lui pose des questions gênantes sur les castes et la condition féminine, et : « Il se tait ».
L'heure de l'indépendance venue, certains ne croient pas au départ total des Britanniques et d'autres craignent à juste titre pour l'Indochine française. André Philip est l'un des rares à lire dans l'antagonisme entre Hindous et Musulmans la probabilité d'un éclatement dramatique de l'ancien Empire des Indes, comme le prévoyait déjà Lanza del Vasto en 1937 (Le Pèlerinage aux sources, 1943).
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Jacques Weber dit quelque part que « l'Université (…) tout entière tournée vers le lointain passé » dédaignait un peu l'Inde coloniale. Gageons qu'après la lecture de cette somme imposante chacun sera convaincu d'un heureux progrès des connaissances !
• Jacques Weber. La France et l'Inde des origines à nos jours.
Tome 3 – Regards croisés. Les Indes savantes, 2021, 673 pages. Nombreuses planches en couleurs.
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