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Une biographie exceptionnelle
Le Frédéric II le plus connu des Français est le roi de Prusse, le poète qui invitait Voltaire à sa table au Schloß Sans-Souci. Or, l'empereur Frédéric II est à mon sens bien plus remarquable. La monumentale biographie qu'en donna Ernst Kantorowicz en 1927 n'est pas du genre à perdre son temps à conter fleurettes royales et amours impériales, même si les mariages avec les trois épouses successives du petit-fils de Barberousse sont évoquées, et mentionnées plusieurs de ses maîtresses ; c'est généralement dans le but de présenter ses fils et filles, et donc ses gendres, qui se voient attribuer de multiples fonctions dans les dernières années du règne. Non, l'intérêt de lire aujourd'hui cette œuvre de Kantorowicz est ailleurs : une aventure personnelle étonnante, mais une lutte continuelle entre Frédéric et les papes, car on assiste à l'édification d'un Etat moderne, à d'intenses relations avec le monde musulman, et à une anticipation de la Renaissance.

1. Des rues de Palerme à la couronne impériale

Né au lendemain de Noël 1194, Frédéric se retrouva vite orphelin. Son père l'empereur Henri VI étant mort à Messine en 1197, Constance, sa mère, le fit couronner roi de Sicile à Palerme juste avant de mourir l'année suivante. Ce gamin de quatre ans se retrouva bien seul. Son parain, le pape Innocent III, qui ne le recevra à Rome que pour ses 17 ans, attendait que le pouvoir de Frédéric végète à la tête du Royaume de Sicile (l'île et le sud de la botte) sans pouvoir prétendre à la couronne impériale des Hohenstaufen, et surtout sans unifier l'Italie, sans empiéter sur l'hégémonie de la Papauté. Or, c'est le contraire qui va se passer.
Kantorowicz nous explique comment celui qu'on appelle "Puer Apuliae" parvint à échapper à l'opération de conquête de la Sicile insulaire par l'empereur Othon IV. Le brave guelfe soumis au pape fut obligé de rentrer en Allemagne car des partisans des Hohenstaufen relevaient la tête. Au lieu de s'enfuir en Afrique en 1211, Frédéric vit donc la base héréditaire de son pouvoir sauvé : aidé par les Gênois, il réussit à passer au nord des Alpes et le 9 décembre 1212 il fut couronné roi de Germanie à Mayence, près de ses possessions héréditaires de Souabe. En juillet 1215 il entrait à Aix où 50 ans plus tôt son aïeul avait exhumé les restes de Charlemagne.
Frédéric avait décidé de partir en croisade une fois son fils Henri devenu roi des Romains (1220), peu après Frédéric II fut couronné empereur à Saint-Pierre de Rome, et Constance couronnée impératrice. Celle-ci étant morte à Catane en 1222, le pape a poussé Frédéric à épouser Isabelle, héritière de la couronne de Jérusalem, car dans son esprit cela devait accélérer le départ de la croisade de Frédéric. Ce mariage fut célébré à Brindes en 1225 mais Isabelle mourut trois ans plus tard en mettant au monde Conrad le futur roi. Entre temps il est vrai Frédéric avait délivré Jérusalem et placé son beau-père en quasi résidence surveillée.
Quand Frédéric II mourut en 1250 au Castel Fiorentino en Apulie, on dit qu'ainsi se réalisait l'oracle selon lequel il était destiné à mourir " sub fiore" — ce qui lui avait fait éviter toute sa vie d'entrer dans Florence !  Mais il avait préparé son tombeau dans le Duomo de Palerme, à côté de celui de sa première épouse aragonaise.

2. La lutte continuelle avec les papes

Sans entrer dans le détail des embrouilles et embûches que les papes déployaient en Italie du Nord contre Frédéric, il est à noter que les champs de bataille se situaient d'abord dans la plaine du Pô. Les villes rebelles, Milan en tête, étaient soutenues par les papes successifs dans l'espoir, jamais pleinement exaucé, de couper la continuité territoriale entre Allemagne et Sicile. De ces conflits continuels, guerres de sièges et assauts de cavaliers, on peut retenir des figures de chefs de guerre qui annoncent les "condottieri" du Trecento et du Quattrocento, ou d'étonnants faits d'armes y compris la défaite de Frédéric à… Victoria, une ville nouvelle que l'ennemi détruisit. Mais la série des papes hostiles surtout s'impose au lecteur. Qui se demandera : "Pourquoi tant de haine ?" Selon Kantorowicz, « il n'accordait de valeur absolument à rien d'autre qu'au paradis terrestre et, à cause de son indifférence pour la vie éternelle, Dante lui a assigné une place dans les sépulcres enflammés des contempteurs de l'au-delà, des "épicuriens". » Dans ces conditions ses relations avec les papes successifs ne pouvaient qu'être détestables, même s'il se croisait.
Après le honteux dérapage de la IVè croisade à Constantinople, Innocent III (1198-1216), plus tard célèbre pour le Concile de Latran  —avec 71 archevêques, plus de 400 évêques, plus de 800 abbés, c'était le plus grand concile jamais réuni par un pape depuis que l'Eglise existait— se méfia dès le début de son filleul Frédéric et voulut lui opposer l'obéissant Othon IV de la Germanie jusqu'en Sicile.
Honorius III (1216-1227) se fit fort d' obtenir de Frédéric de se croiser ; mais l'empereur tergiversait. Grégoire IX (1227-1241) lui succéda. Bien avant d'organiser l'Inquisition, de la confier à des dominicains et de canoniser François d'Assise en 1228 et Dominique en 1234, Grégoire IX a commencé son pontificat en fixant à août 1227 la date ultime du départ de Frédéric pour la croisade et comme Frédéric tardait encore, le pape prononça l'excommunication. C'est donc un empereur excommunié qui va libérer les Lieux Saints ! Il partit de Brindisi le 8 juin 1228 et fit escale à Chypre. L'émir Fahr-ed-Din négocia la remise de Jérusalem et après le traité conclu le 18 février 1229, qui comprenait une trêve de dix ans, le sultan Al-Khamil l'avertit des complots que tramaient contre lui les hommes du pape et les Templiers. Grégoire IX l'excommunia de nouveau en 1239 alors qu'il cherchait, comme toujours, à grouper l'Italie du Nord sous son autorité. L'empereur s'entendait mieux avec les Infidèles qu'avec la Curie !
Avec Innocent IV (1243-1254), le gênois Sinibald Fieschi élu après une vacance du trône de Saint-Pierre, l'Eglise présenta ouvertement Frédéric comme l'antéchrist ! La propagande impériale ne s'en laissa cependant pas compter et qualifia Innocent d'anti-pape. Le jeudi saint 1244, l'empereur et le pape étaient néanmoins près d'enterrer la hache de guerre. Mais dans l'entourage du pape certaines éminences ne voulaient pas de la paix avec "l'antéchrist". Vite, Innocent IV se mit en tête d'organiser la déposition de Frédéric II, et il s'est tant impliqué dans des tentatives de subversion qu'il quitta Rome pour Lyon, à la frontière de l'empire, prêt à fuir dans le Royaume de Louis IX.  Frédéric allait l'y assiéger quand les complots et révoltes en Italie lui firent faire demi-tour. La puissance du Hohenstaufen chancela donc encore en 1247-48 quand il avait à combattre des adversaires dans toute l'Italie.
Frédéric II pouvait pourtant avoir de bonnes relations avec l'Eglise si celle-ci respectait son pouvoir civil. L'épiscopat sicilien fut mis au pas en premier et l'évêque Bérard de Palerme resta toujours fidèle à Frédéric II— cette politique provoqua des tensions avec la Papauté et il en résulta que des diocèses n'eurent pas de titulaires pendant de longues années. Frédéric encouragea l'essor de l'Ordre des Chevaliers teutoniques par la Bulle d'Or de Rimini (1226) et le grand-maître Hermann von Salza, devenu son confident, le soutint en retour jusqu'à sa mort en 1239. Les Cisterciens aussi eurent des relations fortes avec l'empereur qui leur confia la construction de ses châteaux italiens. Certains Franciscains aussi furent du côté gibelin dans la mesure où la prédication de François d'Assise critiquait un clergé assoiffé d'argent et de pouvoir. Exactement ce que Frédéric II voulait voir décliner pour que sa conception de l'Etat puisse s'imposer.

3. Un Etat "moderne" et efficace

La première tâche de Frédéric fut de remettre sur pied le royaume de Sicile. Les groupes de Sarrasins disséminés dans les montagnes depuis 1190 furent vaincus et les survivants regroupés à Lucera où Frédéric se fit constuire un imposant palais impérial. Ces Sarrasins formèrent, chose inédite pour l'époque, une armée permanente au service de Frédéric. Le royaume de Sicile était devenu le base économique du pouvoir de Frédéric. Dans les ports, les privilèges des Pisans et Génois furent réduits. Une flotte fut construite à des fins commerciales et militaires. 
L'ordre restauré en Sicile, la noblesse mise au pas, une administration "moderne" et efficace fut fondée sur des fonctionnaires très surveillés et contrôlés par Frédéric et son homme de confiance Pierre des Vignes et un impôt direct fut levé à partir de 1223 presque annuellement. L'université de Naples fut créée en 1224 pour former ces administrateurs et éviter que les sujets de Frédéric n'aillent fréquenter des universités du Nord où sévissait un esprit de sédition et de liberté.
Son pouvoir en Italie se transforma progressivement en une sorte de monarchie absolue. Il émit des monnaies d'or, les augustales, qui ne portaient pas d'emblème chrétien, simplement l'empereur couronné et l'aigle impérial. Il publia un nouveau code des lois pour remplacer celui de Roger II : le Liber Augustalis, promulgué en tant qu'empereur et pas simple roi de Sicile. La théorie de l'Etat qui en émane souligne la "necessitas" comme fondement de l'action publique, ce que reprendra Dante au premier livre du De monarchia. De plus, l'autocrate tendait à séparer le domaine de l'Etat et celui de l'Eglise et gouvernait en s'appuyant non seulement sur la Nécessité, mais sur la Justice et la Raison.
Ce pouvoir qui mettait l'Eglise sur la touche avait alors beau jeu de dénoncer les hérésies que tolérait le pape en Italie, essentiellement en Lombardie. Dans le système frédéricien, Juifs et Sarrasins dépendaient de l'Etat et non plus de l'Eglise ; ils payaient plusieurs taxes spécifiques (capitation…) et n'étaient pas encouragés à recevoir le baptême. Il ne faut pas y voir la preuve d'un esprit libéral mais d'un prince soucieux de ses finances. Frédéric a aussi créé quelques monopoles d'Etat (salines) et celui de la soie, confié aux Juifs. Par des "fondachi" d'Etat il contrôlait le commerce extérieur, ainsi les ventes de blé sicilien à la Tunisie. En 1231, Frédéric II avait d'ailleurs conclu un traité de commerce avec Abou Zakaria Yahya, le fondateur des Hafsides régnant sur la majeure partie du Maghreb.
Etat efficace mais pouvoir violent.  L'empereur exigeait une complète obéissance de ses fonctionnaires et n'hésitait pas à briser toute résistance. À fortiori quand cette violence répliquait aux insurrections fomentées par le pape et le parti guelfe. Pendant que Frédéric II était en Palestine, le pape qui le qualifiait de "disciple de Mahomet" envoya ses troupes attaquer la Sicile, et fit circuler la rumeur de sa mort pour inciter la population à se soulever contre lui. Revenu de façon précipitée en Apulie, Frédéric réagit de manière brutale : la ville de Sora fut rasée et les possessions siciliennes des Templiers furent confisquées. Plus tard, dans les années 1240, la brutalité du pouvoir fut encore plus criante — au point que même dans l'entourage de Frédéric il y eut des complots, tel celui de Pierre des Vignes.
L'auteur développe longuement la conception du pouvoir nouveau, héritée des empereurs de l'Antiquité. Frédéric se voit comme un nouveau César, et comme un nouvel Auguste. « Il promit aux Romains que leurs vieux rêve d'assister à la rénovation de l'ancienne puissance de Rome se réaliserait.» Une nouvelle ère commence donc, ce qui se mélange avec le millénarisme ambiant qui annonce par exemple la fin du vieux monde pour 1240 et voit en Frédéric II l'antéchrist nécessaire.

« Sa "renovatio" déboucha directement sur la Renaissance véritable car l'Italie, qui rénovait l'Etat antique, fut aussi amenée à faire renaître l'homme antique. Il fallait que Rome fût la capitale d'une Italie unifiée et l'Italie elle-même devait -etre le centre de l'Imperium romanum. Cette construction politique ne fut, il est vrai, réalisée qu'en partie par Frédéric II, mais l'image de l'Etat qu'il avait conçue ne s'éteignit pas : Dante la reprit et lui donna une âme. (…) C'était précisément cela qui avait valu à Frédéric sa grande dissension politique avec la Curie, laquelle ne cessa, même au temps des papes Borgia et Medici, de convoiter la domination de l'Italie unie.»
(Kantorowicz, pp. 417-428)

4. Frédéric II, entre Orient et Renaissance

Appréciant toutes les civilisations autour de la Méditerranée, il n'a pas cherché à dresser une religion contre une autre. Il fit fêter son anniversaire par ses sujets de toutes communautés religieuses : catholiques, orthodoxes, juifs et sarrasins. La cour de Frédéric était un véritable carrefour des civilisations. On y rencontrait des Noirs et des musulmans. L'un d'eux, Jean le Maure, devint commandant de la forteresse de Lucera puis grand trésorier de Sicile.
La croisade a donné à Frédéric II une plus grande connaissance de l'Orient et accentué ses contacts pacifiques avec l'islam. Il échangea des ambassades avec plusieurs souverains musulmans et même avec les Ismaélites de la branche des Assassins. Son expédition fut donc au moins autant politique et culturelle que religieuse. Frédéric considérait l'Orient dans sa supériorité culturelle par rapport à l'Occident. Il parlait arabe depuis sa jeunesse et pouvait discuter de sciences et de philosophie avec les émirs. Il tenait son astrolabe du sultan Al-Khamil. Il a fait venir à sa cour des savants du monde musulman. Son intérêt pour les sciences est connu : à l'été 1226, à Pise, il s'est entretenu avec le célèbre mathématicien Leonardo Fibonacci, introducteur du calcul avec les chiffres "arabes" et le zéro.
Dans cette cour éprise de poésie courtoise, le "premier ministre" Pierre des Vignes passa pour avoir composé le premier sonnet. La connaissance des auteurs anciens caractérisait nombre de ses courtisans ou de ses invités : l'astrologue Michel Scot, le syrien Théodore qui lui avait été envoyé par Al-Khamil, Juda ben Salomon Cohen ou encore le provençal Jacob ben Abbamari, ou le salernois Moïse ben Salomon qui fit découvrir l'œuvre de Maïmonide à l'empereur. Lui-même est polyglotte, parlant italien, allemand, grec et arabe, et a ainsi réuni autour de lui une sorte de "république des savants", une aristocratie de l'esprit qui préfigure l'esprit de la Renaissance à venir même si sa principale passion a été la connaissance des faucons. Il rédigea "L'Art de chasser avec des oiseaux" sur l'insistance d'un de ses fils peu avant la fin de sa vie.
« Dante a profondément admiré et vénéré le Hohenstaufen. Durant toute sa vie, il a vu en lui le modèle du souverain et du juge, du savant et du poète, le prince parfait…»  Quelques membres de la cour venaient du nord de l'Europe, tel Michel Scot, par ailleurs traducteur d'Aristote. Frédéric séjournait quasi exclusivement dans le nord de son royaume pour pouvoir  agir plus vite au nord de Rome, et ainsi Palerme avait en pratique perdu son rang de capitale.
Après la croisade, Frédéric II agrandit sa cour où abondaient les esclaves maures, les jeunes favorites voilées, et les eunuques qui l'accompagnaient dans ses résidences de Lucera, Foggia, Messine ou Melfi. Les adversaires parlaient du harem… Les châteaux d'Apulie, particulièrement Lucera, ont connu des fêtes impressionnantes. Frédéric était entouré de danseuses orientales et de musiciens noirs et il entretenait un zoo très exotique. Ces fastes de la cour —souvent itinérante— ont pu impressionner les Italiens comme les princes de la Renaissance le feront. Mais ces fastes de la cour durèrent peu au-délà de 1250. Les Anjous, qui succéderont aux Hohenstaufen en Sicile, seront selon Kantorowicz « aussi bigots qu'ennemis des plaisirs…»
•  Kantorowicz ne lésine pas sur les données et les explications pour achever son hommage biographique et nous sommes aisément convaincus du caractère exceptionnel de cette figure, sinon de l'excellence de cet homme, dont les vues sur la politique paraissent tellement singulière pour l'époque qu'il serait facile de pécher par anachronisme en l'évoquant.                                        

Ernst KANTOROWICZ :  L'empereur Frédéric II
in Œuvres, "Quarto", Gallimard, 2000, 1368 p.
Contient aussi "Les deux corps du roi" (1957)


 

Tag(s) : #HISTOIRE MOYEN AGE, #SAINT-EMPIRE, #ITALIE
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