Ce texte du romancier caraïbe également poète nous plonge dans une saga familiale inscrite dans l'histoire haïtienne. La ville de Port-au-Prince est décrite sans ménagement dans son déclin et sa bidonvillisation alors que les habitants rêvent de fuir la misère et la dictature pour aborder d'autres rivages. Deux regards, deux générations, témoignent de cette nécessité ambiante.
Dans le récit fondateur, celui de Grannie, la grand-mère très "racinée", l'espérance d'un ailleurs portait l'enfant vers les navires nouvellement arrivés au port —d'où son surnom de Noubot— alors que le lecteur croise des flashes d'images sombres et amères de la Traite qui peupla Saint-Domingue. Le récit de Grannie rapporte une première fuite et tragédie d'exil : quand, à l'initiative du père, la famille tenta d'aller vivre en Dominicaine, dut s'en échapper et revenir survivre à Port-au-Prince. Le récit de Grannie nous fait assister enfin aux départs, légaux ou clandestins, qui finissent par réduire sa famille à son petit-fils Jonas.
Le récit de Jonas est presque entièrement construit autour d'un axe : fuir, quitter Haïti. « J'étais encore occupé à grandir quand la ville se mit à résonner des incessants coups de marteau qui allaient rythmer la vie de ce côté-ci de l'océan…» Non pour construire des maisons, mais pour construire des embarcations, ces radeaux qui feraient des Haïtiens de nouveaux "boat people" fuyant la dictature de Titig, sa police et les gangs, la misère, la violence parfois hallucinante. Jonas, lui, résistera jusqu'au bout à l'émigration.
Une belle écriture travaillée et sensible, juste parée de quelques mots de créole, fait de ce texte un bonheur de lecture sans que les allusions à l'histoire politique ne gênent ceux qui ignoreraient les tragédies insulaires sous les Duvallier et leurs successeurs.
• Louis-Philippe DALEMBERT : L'Autre face de la mer
Le Serpent à plumes, coll. "motifs" n°225, 2004 (Stock, 1998) 222 pages.
Le Serpent à plumes, coll. "motifs" n°225, 2004 (Stock, 1998) 222 pages.
• Autre fiche sur Dalembert : Le crayon du bon Dieu n'a pas de gomme