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Croisière sur le Yangtsé

« Laissez-vous submerger par la beauté des paysages » dit la publicité touristique avec un ton d'humour involontaire. Le romantisme cède désormais la place au regret, à la nostalgie : entre Yichang et Chongqing la submersion bat son plein.
Depuis que "Still Life", le film de Jia Zhang Ke a été tourné au début de 2006 la ville de Fengjie est devenue une cité engloutie par la mise en eau du barrage des Trois Gorges et la cote de 156 mètres que l'on voit tout au long du film a été atteinte par les flots. Voyons d'abord le côté documentaire de cette œuvre (Lion d'or à Venise) qui montre aussi la vie des humbles dans la Chine profonde et l'envers de la modernisation chinoise.

Ville engloutie

"Fengjie, la ville engloutie" c'est déjà un documentaire signé Yan Yu en 2004 (que je n'ai pas vu). Le projet des Trois Gorges c'est une des grandes aventures de la Chine post-maoïste. C'est l'aménagement du Rhône et de ses affluents dans la France des années 50-60 mais en beaucoup plus grand : rappelez-vous l'aventure de Donzère-Mondragon ou de Serre-Ponçon (et le film "L'Eau vive").

Maîtriser le fleuve et faciliter la navigation jusqu'à Chongqing, porte du Bassin Rouge, réduire en aval la gravité des inondations qui suivent la mousson d'été, et produire beaucoup d'hydro-électricité. Pour le pays devenu premier pollueur en CO2, premier consommateur mondial de charbon, l'objectif est important. L'investissement est énorme (en yuans). Plus encore le coût humain, patrimonial et environnemental : la mise en eau du barrage des Trois Gorges a submergé dans les 500 km de gorges et de vallées entre le barrage à l'ouest de Yichang et les environs de Chongqing, la municipalité de 30 millions d'habitants détachée de la Province du Sichuan. De nombreuses localités sont englouties, la plus importante étant Fengjie. De nombreux sites historiques et archéologiques sont submergés. Le site fortifié de Baidi (la Cité de l'empereur blanc) sera plus ou moins englouti à la fin de la montée des eaux. À moins qu'on n'aille pas jusqu'à la cote 175 mètres — déjà de graves glissements de terrains se produisent d'après les dépêches qui viennent de Chine.

"Nature morte"

C'est le titre en français — Nature morte — et non pas "encore en vie" ("still alive"). C'est ainsi que le réalisateur nous submerge d'images de démolition. On détruit les immeubles d'habitation, les bureaux, les commerces et les banques. Des gravats partout. Environnement dévasté. De la poussière qui casse la lumière du jour. Des équipes d'ouvriers venus des campagnes s'activent sans matériel moderne, avec les moyens traditionnels : à coup de masse. Main-d'œuvre pas chère au regard du mineur San ming, venu du Shanxi pour retrouver la trace de sa femme et de sa fille, et qui se fait embaucher par une entreprise de démolition pour payer son séjour : sa mine de charbon le payait quatre fois mieux… et il conviendra du risque du métier. Le miracle de ce film est de produire des images esthétisantes à partir de ruines médiocres, avec des cadrages très étudiés. Comme dans ces peintres de natures mortes qui construisent du beau avec des vieux objets.

Destruction de couples

Mais plus que la destruction matérielle (en attendant en principe une plus grande richesse) c'est la destruction humaine qui est filmée par Jia Zhang Ke. Il focalise sur la destruction de deux couples en filmant, par épisodes successifs, en va et vient des deux sujets d'un diptyque, la recherche que mène un mari, San Ming, et la recherche que mène une épouse, Shen Hong.
Ces personnages n'ont rien en commun. Leur chemin se croise à Fengjie mais ils ne le savent pas. C'est le spectateur qui construit leur croisement, à peine suggéré vers la fin du film par un plan où l'un deux "héros" assiste au passage du paquebot qui emporte l'autre. Deux traques solitaires et tristes. Et les retrouvailles ne sont pas joyeuses.

San Ming a en poche une adresse qui correspond à la rue d'un quartier proche du fleuve et déjà submergé. Il finit par retrouver la femme qui l'a quitté il y a seize ans, mais elle n'est pas libre de repartir avec lui : il devra la racheter au marchand de Fengjie dont elle est devenue la servante. Quant à sa fille, qu'il n'a pas connue, elle est allée travailler dans une usine de Dongguan près de Canton. Et donc il devra rentrer seul au Shanxi.
Shen Hong finit aussi par retrouver le mari qui l'a plaquée depuis deux ans. Il travaille dans une grande entreprise et est peut-être l'amant de la PDG. Shen lui demande le divorce. On n'est pas sûr qu'elle était venue dans ce but. C'est seule aussi qu'elle repartira.

— Le film, agréablement lent, est subtilement séquencé de manière plutôt poétique. Par la musique des sonneries de deux portables (c'est la scène humoristique de ce drame), par le chant d'un jeune garçon qui interprète joliment des poèmes anciens (le passé de Fengjie est lié à l'histoire de grands poètes), par le chant d'un épatant rocker chauve et transpirant. Par des "chapitres" qui sont autant d'objets de la vie quotidienne et objets de "nature morte" : bonbons, chocolat, cigarettes, alcool… Symbole final : non pas un bateau qui remonte le fleuve, mais un acrobate qui traverse sur un fil tendu entre deux immeubles.
— Film à la fois réaliste et métaphorique sur une Chine en mutation — sans cellule d'aide psychologique pour les victimes de la casse.

Still Life
Drame de Jia Zhang-Ke,
avec Han Sanming et Zhao Tao.
2006 - Durée : 1 h 48.

 
Tag(s) : #AU CINEMA, #CHINE
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