« On dit que les terres de Comala sont bonnes. Dommage qu'elles soient dans les mains d'un seul homme. C'est toujours Pedro Paramo le maître, non ? » Cette remarque du curé du bourg voisin de Contla résume en quelque sorte l'arrière-plan de ce roman mexicain. « Il a eu une multitude de femmes, et il est la méchanceté même » dit-on par ailleurs, en définissant brièvement le personnage. Plusieurs femmes ? Deux au moins sont au centre du récit : Dolores ("je l'aime pour son argent") et Susana ("c'est la plus belle femme que la terre ait jamais porté"). Ce don juan intéressé est aussi un collectionneur de terres, celles des haciendas dont il s'empare, arrondissant son immense domaine de Media Luna, riche d'élevage et de maïs. Son fils Miguel aussi abuse les filles et les femmes de Contla à Comala ; mais ce n'est ni un frère ni un mari jaloux qui le tue, c'est l'emballement de son alezan, Coronado. S'il abuse des personnes du beau sexe, il a aussi assassiné le frère du curé Renteria et violé sa nièce Ana. Quant à don Lucas, le père de Pedro, il a été tué par une balle destinée à son fils lors de la cérémonie de mariage. « L'affaire a commencé quand Pedro Paramo parti de bien bas s'est élevé si haut » estime le père Renteria.
Mais le récit qu'on lit commence autrement : l'un des nombreux fils qu'a eu Pedro Paramo avec ses multiples conquêtes, Juan Preciado, entame la narration. Sa mère Dolores vient de mourir, il part à la recherche du père qu'il ne connaît pas car elle avait très vite fui l'époux en achetant sa liberté par l'abandon de son hacienda. Cette expédition se déroule alors que Pedro est déjà mort, dans des conditions qui ne seront exposées qu'à la fin du récit. Juan rencontre les vivants et les morts : à son arrivée à Comalo, il est hébergé par la vieille Eduviges, chez qui avait été pendue une victime des Paramo, puis il rencontre Dorotea la Malfichue, une autre servante du grand propriétaire. Juan meurt après s'être vainement réfugié chez un couple incestueux vivant dans une maison à moitié en ruines. Notre lecture suit désormais les dialogues des morts et les gestes des vivants. Quand, devenue veuve de Florencio, la belle Susana est amenée au domaine de Pedro Parama qui l'attend depuis trente ans, il est trop tard pour eux deux ; phtisique, elle meurt dans les convulsions et les hallucinations, entourée par les soins attentionnés de la servante Damiana et de don Pedro dont la santé vacille.
Les paysans se sont révoltés : soulèvement des cristeros, affrontements entre partisans et adversaires de diverses bandes, celles de Pancho Villa ou de Carranza (cela situe l'époque), auxquelles le curé finit par se joindre après les obsèques de doña Susana. Pedro Paramo à son tour disparu, on sait que la grande hacienda sera pillée et ruinée, comme elle a ruiné les paysans des environs et vidé Comala de presque toute sa population. Roman engagé ? Non. Roman social ou ruraliste ? Oui bien sûr au vu de ce Mexique agraire, de ses usages et de ses superstitions. Mais surtout roman sur la violence issue de la terre et des passions humaines, servi par une écriture économe en de brefs chapitres que l'effort du lecteur attentif doit relier entre eux en scrutant des indices discrets et ambigus, tout en rencontrant une foule de personnages secondaires mais pas inutiles. Tel Abundio, le bourriquier qui montre le chemin au narrateur des premières pages, et qui revient dans les dernières pages, veuf et saoul, s'en prendre à Damiana et à son patron. Qualifier Comala de "gueule de l'enfer" n'est pas son moindre mérite.
Un classique de la littérature mexicaine initialement publié en 1955.
• Juan Rulfo : Pedro Paramo
Traduit par Gabriel Iaculli. Gallimard, "Du Monde Entier", 2005, 167 pages.