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Ciudad Juárez, la ville jumelle d'El Paso, est réputée pour sa forte criminalité. Elle n'est pas absente de ce roman, mais comme son titre le suggère il place au centre de la fiction le vaste dépôt d'ordures de la ville.
Trois personnages prennent la parole en alternant. Ce roman original donne d'abord la parole à Alicia, une fille affamée et abandonnée dont a pris soin une pauvresse qui fouille les ordures de l'immense déchetterie depuis que ses employeurs de l'autre côté de la frontière l'ont licenciée en la traitant de voleuse. La voix suivante est celle de Griselda, Gris en raccourci, une chercheuse nord-américaine qui vient enquêter à Ciudad Juárez, interrogeant les travailleurs du dépôt d'ordures pour son projet de recherche. Gris vit du côté texan comme sa sœur Norma, jeune médecin qui remplace la tante Mayela depuis que la maladie d'Alzheimer l'a obligée à laisser sa place au cabinet médical. Elle dirigeait aussi un camion de consultation médicale affecté aux travailleurs pauvres de cet immense dépotoir.
La troisième voix est celle de la mère maquerelle du bordel appartenant à Linda « la patronne du business » qui cherchait quelqu'un de costaud pour protéger ses filles ; l'établissement est installé à quelques rues de la décharge, juste assez loin pour échapper la plupart du temps aux relents nauséabonds qui s'en échappent. La Reyna, une trans-sexuelle anciennement connue sous le nom de Raymond, s'occupe donc des nouvelles filles qu'elle héberge, met en garde contre la violence des hommes de Ciudad Juárez, et leur recommande la petite auberge où Javiera, une autre trans, vend un clamato à la bière « juste divin ». C'est aussi la maquerelle qui donne une indication de l'époque : « L'Irak nous aura bien fait chier, ma chérie », autrement dit 2003, quand les soldats basés au Texas n'ont plus le droit d'aller fréquenter les bars, etc, au sud de la Linea.
Les trois voix se succèdent toujours dans l'ordre le plus rigoureux au fil des 45 petits chapitres de ce roman choral qui paraît s'étendre sur plusieurs mois, voire quelques années. Et peu à peu les liens apparaissent entre ces trois voix et leur entourage. Alicia ne va plus à l'école bien qu'elle aime lire, sa protectrice l'a quittée après avoir amené à la maison un salaud qui a abusé d'elle. Au moment de ses premières règles, c'est la Bombasse une prostituée appréciée de la Reyna qui a pris soin d'Alicia. Quelque temps plus tard Alicia a su organiser des équipes de gamins qui fouillent les déchets pour le compte de don Chepe, même si ça conduit aussi à la violence des gangs. Le moment venu Alicia trouvera aide et soutien auprès de Javiera puis de la Reyna prête à l'héberger, quitte à faire des vagues chez les putes. En effet, la Reyna a mis de l'argent de côté et aspire à tout plaquer pour retourner vivre dans sa vallée natale, à Écatepec, loin de la frontière et des ordures. Les difficultés ne s'arrêtent pas là : les travaux de recherche de Gris dans la décharge sont perturbés par l'évolution de la santé de sa tante. Une hospitalisation a été requise puis une place en Ehpad. Elle revit alors des scènes de son passé et les deux sœurs qui la croyaient restée sans enfant apprennent de sa bouche une histoire de bébé abandonné. Alicia peut-être ?
Entre fiction et documentaire, l'écriture de Sylvia Aguilar Zéleny est une réussite impressionnante et marquante. Elle parle d'espoir et de solidarité, cette solidarité entre les plus faibles qui est nécessaire pour survivre dans ce quartier de malheur. Elle montre aussi le contraste entre les conditions de vie des deux côtés de la frontière. Du Nord viennent à la fois les clients préférés des prostituées, la curiosité du regard scientifique, et les camions qui transportent les déchets les plus prometteurs. Au Sud, c'est la poubelle et bien des vies de misère.
• Sylvia Aguilar Zéleny : Poubelle. - Traduit de l'espagnol par Julia Chardavoine. Le Bruit du monde, 2023. Livre de poche, 2024, 269 pages.