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"Les pensionnaires" parut sous le titre original "As Meninas" en 1974. L'action est contemporaine de ces années de dictature et de répression militaires. Le récit s'installe essentiellement au pensionnat Notre-Dame-de-Fátima que dirige mère Alix.
On y retrouve trois étudiantes, Lorena qui est au centre du roman, et ses deux amies Lião et Ana Clara. Lesbienne ou pas, Lorena s'est prise d'amitié pour ces deux filles fort différentes. Elles incarnent chacune un personnage composé des éléments-clés d'une société brésilienne en pleine évolution. Lorena est la fille de Maminette, l'épouse d'un riche fazendeiro, qui a vendu le domaine pour s'installer en ville où sa vie tourne autour de son psychanalyste et de Mieux, l'amant attiré par sa fortune plus que par ses liftings. Ce qui alimente aussi les commérages des religieuses.
« Je suis sûre que c'est cette petite sainte nitouche qui a écrit la lettre anonyme truffée de dénonciations (…) Moi, une amorale indolente qui vit aux crochets d'une mère dépravée, laquelle corrompt les jeunes gens. « Que peut-on espérer d'une adolescente nantie d'une mère pareille? (…) Une femme sans scrupule, qui a fait interner un mari diminué et dilapide maintenant son argent avec un amant qui pourrait être son neveu. » Ce qui n'est pas vrai, Mieux n'est pas si jeune que ça. Dieu, si ma mère savait. Et cette autre lettre qui accuse sœur Clotilde d'avoir des conduites amoureuses avec sœur Priscila, une sale, très sale affaire : Ana a vu la lettre sur la table lorsqu'elle est allée parler avec mère Alix.»

Lia de Melo Schultz, la métisse bahianaise de père ancien nazi, est engagée dans le mouvement révolutionnaire inspiré par Guevara ; son ami Miguel est emprisonné comme de nombreux autres étudiants si bien que l'université est en grève. Ana Clara Conceição tout au contraire est attirée par la drogue et fréquente Max un petit dealer ; elle affirme préparer un mariage d'argent — elle s'imagine déjà « au volant d'une Jaguar noire avec des sièges rouges » — à moins que ce projet ne soit qu'un rêve pour masquer sa déchéance et le risque de sombrer dans la prostitution.
L'une et l'autre profitent sans limite de l'argent de Lorena tout en lui apportant les bruits du monde et des aventures qui la libèrent de son milieu étouffant et du ressassement du drame familial. Quand Lorena s'échappe de la remémoration du meurtre accidentel de Rômulo par Remo, ses deux frères aînés, c'est pour se perdre dans l'attente du coup de téléphone de M.N. le médecin en qui elle s'imagine avoir trouvé l'amant qui lui fera perdre sa virginité. En attendant Lorena goûte de se réfugier dans sa coquille, la salle de bain au décor doré et aux sels de luxe où trône la baignoire qu'elle offre aussi à ses amies, tandis que son éducation catholique la tourmente :
«  Il y a Lucifer, le roi des diables. Les autres sont de petits diables mineurs, qui collaborent pour les tâches secondaires. Ce sont ceux qui copulent en moi comme en dehors de moi. Il faut croire à l'actualité du diable! dit le pape. Mais, Votre Sainteté, je ne crois pas à autre chose. Ils vivaient jadis dans les déserts ils se vautraient au soleil, se pelotaient dans le sable brûlant, allaient et venaient à dos de chameau, mais aujourd'hui leur demeure idéale est notre corps même. Jamais autant d'incubes n'ont autant investi les corps désormais chauds comme les déserts. Avec l'avantage d'être tendres. La place qu'ils préfèrent c'est le ventre, c'estàdire la zone sud avec des ramifications dans la région du sexe. J'ai serré fort le mien. Le jour où M. N. entrera ils vont sortir en catastrophe. L'exorcisme par l'amour.»

Dans cette micro-société en quête de bonheur à tout prix, la révolution sexuelle s'inspire nommément du féminisme de Simone de Beauvoir. La culture française s'appelle aussi Sartre, Lacan et Malraux tandis que la culture brésilienne est plutôt évoquée par ses musiciens, par le "tropicalisme" de Maria Bêthania et de son frère Caetano Veloso, qui s'est développé après le « golpe », le coup d'état militaire de 1964. La musique, diffusée par l'électrophone, les disques si facilement rayés, accompagnent plusieurs temps forts de ce roman pourtant moins brésilien que féministe, tout en étant différent de l'écriture de sa contemporaine Clarice Lispector.
L'écriture de Lygia Fagundes Telles se caractérise par des récits habilement croisés, où les dialogues s'enchevêtrent avec le monologue intérieur d'un personnage puis d'un autre, ce qui réclame une lecture attentive pour suivre et pleinement savourer cette création littéraire qui doit tant à la polyphonie. La place est ainsi faite aux souvenirs émus de chaque protagoniste et aux fantasmes sexuels, d'Ana ou de Lorena.
Auteure de romans et surtout de nouvelles, Lygia Fagundes Telles est née en 1923 à São Paulo. En 2005, elle a reçu le prix Camoens, la plus haute distinction de la littérature lusophone, pour une œuvre décidément tournée vers l'étude psychologique de ses personnages. Après un premier livre paru en 1944, plus de vingt titres suivirent, dont six ont été traduits en France : "L'heure nue" (1991), "Un thé bien fort et trois tasses" (1995),"La structure de la bulle de savon" (2000) au Serpent à Plumes ; "La nuit obscure et moi" (1998) et "La discipline de l'amour" (2002) chez Payot et Rivages, et enfin donc "Les pensionnaires" (2005) son roman le plus célèbre paru chez Stock.
Lygia FAGUNDES TELLES - Les pensionnaires
Stock, "La cosmopolite", 2005, 348 pages.
 
On peut trouver ici la liste complète des publications de la romancière
et ici une chronologie de sa carrière littéraire.
 

 

Tag(s) : #BRESIL
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