Si dans la fiction bahianaise il y avait Dona Flor et ses deux maris, dans l'histoire de l'Atlantique portugais au XVIIe siècle, il y a maintenant Páscoa et ses deux maris. Voilà un exemple passionnant de microhistoire et d'histoire globale. Professeure d'histoire moderne à l'Université Paris-Diderot, Charlotte de Castelnau-L'Estoile s'est spécialisée dans un domaine novateur : le mariage des esclaves. Elle a travaillé à partir des archives de l'Inquisition portugaise.
• Tout commence le 7 juillet 1693, à Bahia, quand le notaire Francisco Álvares Távora — craignant d'être considéré comme complice — vient dénoncer Páscoa son esclave de trente-trois ans pour bigamie auprès du représentant de l'Inquisition nouvellement installée en ville. Sept ans plus tard, elle est arrêtée et transférée à Lisbonne. En décembre 1700, après une enquête minutieuse, elle est jugée coupable et punie de trois années de détention par le tribunal du Saint-Office.
L'historienne suit méthodiquement cette affaire inédite et remarquable qui se situe au carrefour de maints sujets d'intérêt. Páscoa est née en Angola, esclave d'une famille luso-angolaise ; son maître l'a embarquée de Luanda à destination de Bahia où elle passe au service d'un notaire. L'enquête montre qu'elle reste en relation avec sa mère et son parrain, un prêtre. A Bahia, parce qu' elle a eu des relations sexuelles avec son fils, le notaire la marie avec son autre esclave Pedro Arda. L'historienne montre la fréquence des mariages d'esclaves, généralement au service d'un même maître. Le clergé est favorable à ces unions, les interprétant comme un facteur de stabilité sociale, alors que l'on vient à peine de réduire le quilombo de Palmares dans la région de Pernambouc. Mais le hic c'est que Páscoa était déjà mariée en Angola, avec un esclave qui est toujours vivant.
L'Inquisition mène donc l'enquête à Bahia puis à Massangano (près de Luanda). C'est une enquête secrète. Lisbonne envoie des courriers détaillés à des ecclésiastiques en poste pour obtenir les informations nécessaires. Evidemment cela prend du temps. Les recherches nous éclairent au passage sur les séculiers et réguliers en activité au Brésil et en Angola, des jésuites et des capucins venus en missionnaires pour renforcer la présence de l'Église sur le terrain. C'est un capucin italien qui avait procédé au mariage de Páscoa avec Aleixo esclave du domaine de la belle-mère du maître : ce Páscoal de Motta Telles eut ensuite Páscoa et Aleixo à son service. Mais Páscoa ne s'entend pas avec Aleixo, fugue et découche. Ces deux raisons font que Motta Telles se sépare d'elle en l'expédiant outre-Atlantique où elle commence par taire son précédent mariage, peut-être le jugeant non-conforme au rituel tridentin (ce sera son argument), ou plutôt parce que l'usage était que l'on mariait au Brésil les esclaves sans se préoccuper de mariages antérieurs, supposés non-valides car effectués dans un cadre païen avant leur capture — ce que la papauté avait approuvé dès 1585.
• Le travail de Charlotte de Castelnau-L'Estoile nous éclaire sur une foule de choses. L'Inquisition portugaise — à ne pas confondre avec celles d'Espagne et de Rome — s'est surtout préoccupée des conversos, juifs devenus nouveaux chrétiens, mais infiniment suspectés. Sa brutalité n'est pas systématique contrairement à la caricature de Voltaire qui a prétendu qu'elle envoyait tout le monde au bûcher. Páscoa n'a pas été condamnée à mort, ni même torturée. Les juges lisboètes ont fait preuve d'une certaine modération, sans doute par manque d'une preuve écrite du premier mariage de Páscoa, et du flou des témoignages sur le rite qui a été utilisé. Mais pourquoi l'Inquisition se penche-t-elle sur la situation matrimoniale d'une simple esclave ? Selon l'auteure, ce n'est pas la morale qui l'intéresse mais la bonne pratique du mariage tel qu'il est ressorti de la réforme tridentine, et bien sûr proscrivant pleinement la bigamie. Les chrétiens du Brésil doivent veiller strictement aux règles !
Ce travail approfondit notre connaissance des sociétés coloniales et de l'esclavage. Si Páscoal de Motta Telles est un immigré portugais venu chercher fortune en Angola, en revanche la famille de sa femme — et donc les premiers propriétaires de Páscoa — est noire, comme certains membres du clergé rencontrés dans cette affaire. Aux lecteurs qui ne voient que le dur travail des esclaves sur des plantations de canne à sucre, ce travail apprend la variété des conditions serviles dans les colonies portugaises comme en témoigne l'activité de Páscoa et de son second mari Pedro Arda devenu secrétaire d'un juge ecclésiastique après l'avoir été du notaire, et aussi l'existence de confréries parmi les Noirs de Bahia.
Enfin c'est un portrait de femme forte, résistante, qui a eu l'expérience de trois continents — une « subalterne mondialisée » comme la qualifie l'auteure dans sa conclusion. Páscoa, qui a quarante ans au moment du procès à Lisbonne, ne se laisse pas impressionner par ses juges, sûre que son premier mariage ne valait rien. Elle et son second mari, né au Brésil mais originaire de la Côte-de-l'Or, ont su s'adresser à l'évêque de Bahia pour tâcher de sauver leur mariage après la dénonciation de 1693. Et de fait, entre 1698 et 1700, ils ont pu reprendre leur vie commune. Ce travail original est de ceux qui précisent nos connaissances sur la vie des esclaves dans les empires atlantiques. La bibliographie fournie est d'ailleurs éclairante.
• Charlotte de Castelnau-L'Estoile. Páscoa et ses deux maris. Une esclave entre Angola, Brésil et Portugal au XVIIe siècle. PUF, avril 2019, 302 pages.