Trente ans déjà… La révolution iranienne a dépassé le cap des trois décennies au moment où des élections truquées maintiennent au pouvoir à Téhéran un président fanatique et dangereux, aux allures de domestique d’un clergé tout-puissant.
Quelle était cette révolution au temps de l’imam Khomeiny qui avait recueilli le pouvoir à la chute du shah ? Ce retour vers le passé sera effectué en compagnie du sociologue iranien, exilé en France, auteur d’une thèse dont cet ouvrage est extrait.
Alors que Reza Shah Pahlevi II, malade et discrédité, venait de quitter l’Iran, l’imam Khomeiny, après des années d’exil en Irak puis en France, était accueilli à Téhéran par plusieurs milliers de personnes enthousiastes dont il devenait le Guide. C’était le 1er février 1979. Tandis que de nombreux pays étaient secoués par le choc pétrolier, l’Iran entrait-il dans la démocratie ou la théocratie ? Les causes de la révolution et la nature du nouveau régime provoquèrent chez les commentateurs bien des interrogations dont l’auteur se fait l’écho. Les uns soulignaient la faillite d’un ancien régime despotique, qui avait enrichi une petite minorité, lancé d’absurdes réformes, et tyrannisé la population avec sa redoutable police politique, la Savak. Le nouveau régime allait–il apporter la liberté aux Iraniens, mais aussi la prospérité fondée sur la manne pétrolière qui servirait à l’industrialisation du pays ? Les autres voyaient des ayatollahs partout comme si le clergé chiite était l’alpha et l’oméga du changement, hier persécuté, aujourd’hui triomphant, et demain accroché au pouvoir. Le nouveau régime pourrait-il apporter à l’Iran autre chose qu’un puritanisme rétrograde et des erreurs économiques ?
Khosrokhavar a choisi d’expliquer les transformations de son pays en dépassant ces points de vue. Comment ? Simplement mais astucieusement en y ajoutant le point de vue de la jeunesse — masculine —, obtenu par de nombreux entretiens dont plusieurs sont cités en encadrés au fil des chapitres. Par contraste avec les jeunes issus des classes moyennes aspirant à des réformes libérales ou à des politiques inspirées par leurs lectures marxistes, il distingue les migrants venus de la campagne, paysans déracinés et sans qualification, qui seront avec les jeunes des classes populaires urbaines d’ardents partisans de Khomeiny puis d’actifs membres du Hezbollah et de brutaux miliciens, prêts à sévir contre une société dévoyée par la modernité obscène, déshérités soucieux de s’en remettre à l’État et au clergé.
Mais l’utopie des lendemains qui chantent est rapidement sacrifiée sur l’autel de la défense de la patrie. Le 22 septembre 1980, l’armée irakienne passe à l’attaque. La révolution qui avait dans un premier temps largement fait l’unanimité des Iraniens contre l’ancien régime va être ébranlée. Dans un second temps, Khomeiny s’appuie sur le Hezbollah pour tenter de conserver le pouvoir sur un pays à peu près soudé. Dans un troisième temps, les divisions l’emportent, le désarroi et le chaos s’installent : le régime acculé compte sur ses soldats martyrs dans un climat de plus en plus mortifère et policier. L’utopie est balayée et la révolution dévore ses enfants. Tandis que l’émigration tente en priorité les classes aisées et les diplômés, la majorité désespère, supporte en silence en attendant des jours meilleurs, et multiplie les blagues anticléricales comme l’a constaté l’auteur qui a recueilli sur place de nombreux témoignages. Et les années ont passé.
Bien avant le décès de Khomeiny en 1989, deux de ses substituts potentiels avaient disparu. L’ayatollah Tâléghani, qui avait été désigné par le Guide comme imam du vendredi à Téhéran, mourut le 10 septembre 1979. Ensuite le « diabolique » ayatollah Béhéchti avait été assassiné le 28 juin 1981 dans un attentat spectaculaire contre le siège du Parti de la Révolution islamique, attentat qui est généralement attribué aux Modjahédine de Massoud Radjavi — dont la seconde épouse dirige en France la Résistance iranienne — et dont l’organisation n’est plus classée comme terroriste en 2009. Farhad Khosrokhavar termine son ouvrage en évoquant le féroce « hodjat ol eslam » Sadegh Khalkhali, jadis exécuteur des bahaïs, et toujours membre de la camarilla au pouvoir.
• Le présent de l’Iran semble ainsi sortir tout droit des sombres analyses faites par le sociologue…, il n’est pas devenu le pays des droits de la femme, ni de la liberté de la presse, pas plus qu’un pays de cocagne au plan économique. Pourtant l’Iran d’aujourd’hui est assez différent de celui de 1980. Il a ouvert ses frontières à des millions de réfugiés afghans. La jeunesse est bien davantage éduquée ; les filles surtout ont connu une scolarisation croissante et elles fréquentent massivement l’université — voilées il est vrai. La société a évolué de manière assez spectaculaire avec la baisse des taux de natalité et de fécondité. L’Iran est presque devenu un pays moderne et le cinéma iranien est apprécié des « happy few » du Festival des Trois Continents. Il y a pire dans le monde.
• Farhad KHOSROKHAVAR : L’Utopie sacrifiée. Sociologie de la révolution iranienne. Presses de la F.N.S.P., 1993, 337 pages.