Le lecteur qui ouvrirait ce livre au hasard et tomberait sur cette page pourrait être
fort impressionné et se demander dans quelle sorte d'histoire sa curiosité l'aurait entraîné :
« Les femmes de la Maison […] avaient improvisé un petit spectacle pour nous recevoir. Quand le rideau se levait, elles présentaient des tableaux vivants travaillés à la perfection dans leurs moindres détails. […] Certains reconnaissaient dans les tableaux qu'elles formaient des reproductions de peintures célèbres et ils en louaient l'exactitude, surtout "La Mort de Didon" de Vouet, qui était celui qui suscitait le plus d'admiration ; on disait qu'on y avait mis tant de soin parce que Madame avait été la maîtresse du peintre Vouet. »
S'agirait-il donc de l'art du Grand Siècle ? La suite lui causerait une belle surprise en levant brutalement le rideau sur un horizon picaresque :
« Je prétends fermement, continue le narrateur, qu'un des tableaux était absolument semblable à une peinture que nous avions volée, et nous nous gaussions de ce qui sur les murs de l'église de Maracaibo éveillait la ferveur dans les cœurs espagnols, car nous constations que leur Vierge était jouée par notre prostituée, leur saint Joseph par le palefrenier de la catin, leur enfant Jésus par une poule impassible qui avait l'air d'être en train de couver, leur sainte Anne par la gamine que nous avions possédée un soir passé …»
Ne cachons plus la vérité : ce "Nous" désigne des flibustiers ! La romancière mexicaine Carmen Boullosa procède à une superbe réécriture d'une "Histoire de la Flibuste", celle d'Œxmelin, enrichie d'épisodes et de personnages inédits. Le héros et narrateur est Smeeks, dit "Le Trépaneur" puisqu'il fait office de chirurgien ; nous connaissons l'histoire d'Œxmelin par la récente réédition en français (2005) que j'ai chroniquée ici, ainsi que par l'édition new-yorkaise de 1913. Qui a déjà lu ces anciennes chroniques sait de quoi il retourne dans ces récits de flibuste, d'abordages, de marécages et de caïmans. Les Frères de la Côte basés à l'île de la Tortue écument les eaux de la Caraïbe sous les ordres de François l'Olonnais ou de Rock le Brésilien. Des navires sont pris. D'autres sont incendiés. Maracaibo et d'autres villes fortes tombent aux mains des forbans, parfois guidés par des Indiens cannibales. Les civils sont massacrés, les femmes sont violées. À cet égard, la réécriture est digne de l'original.
Mais il y a plus... Par son travail de re–création, Carmen Boullosa transforme le vieux grimoire des flibustiers et un palpitant roman de formation où Smeeks, le jeune héros va connaître des compagnons nouveaux et des aventures nouvelles. En contre-partie de ce lifting aguicheur l'auteure résume les épisodes guerriers et élimine tout le côté "sciences de la vie et de la terre" de son modèle tricentenaire.
L'originalité de ce roman est donc d'introduire le Nègre Miel, venu d'Afrique avec les secrets des plantes qui guérissent, puis le chirurgien Pineau, sans parler de cette infâme vache de Bénazet, tenancier de la gargote où l'on joue aux cartes. Ce sont eux qui apprennent son métier au jeune Smeeks. Mais son diplôme de fin d'études lui viendra, après la mort du Nègre Miel, de la Maison de Port Royal (!), le grand bordel de Jamaïque. Les prostituées, toutes victimes de l'Oncle Rouge, euphémisme de leurs règles simultanées, font appel au jeune apprenti éberlué. L'une des filles naguère intime du Nègre Miel, doit le mettre sur la voie : « Ce qu'il nous faut c'est que tu nous apportes le remède à base d'herbe folle.» Récompenses à l'appui. Après avoir rêvé d'Elle, la femme-matelot, durant la traversée du début, Smeeks, à 17 ans, se trouve bientôt initié à l'amour physique par Adèle et à l'ivresse par le vin que distribue Rock le Brésilien. « J'ai vécu encore trente ans dans ces îles (…) où la terre atteint à la perfection » conclut le flibustier.
C'est ainsi que l'Histoire de la Flibuste a été ré-interprétée en roman de formation... Revisiter des œuvres ou des mythes semble bien être le malin plaisir que nous propose Carmen Boullosa. (Voir son site). À un autre niveau de lecture, on a deux raisons de voir ici une utopie. D'une part le petit monde de la flibuste, La Tortue, fonctionne comme un monde sans femmes d'après le statut des Frères de la Côte ; elles sont ailleurs, dans une autre île, ou dans les cités conquises. D'autre part, l'utopie des flibustiers est une société sanguinaire et égalitariste qui s'oppose au monde de Bénazet et des compagnies coloniales. Le titre peut s'expliquer par la reprise de ces oppositions : porcs/vaches, hommes/femmes, flibustiers/colons.
Carmen BOULLOSA. Eux les vaches, nous les porcs
Traduit de l'espagnol par Claude Fell
Le Serpent à Plumes, 2002, 203 pages.