Avocate algérienne, Wassyla Tamzali témoigne de la tragédie politique, de la guerre d'Indépendance à la guerre civile : la "décennie noire". L'intérêt du récit tient aussi à la situation de l'auteure "entre deux mondes", en raison de ses origines, de son milieu social, et à son histoire personnelle, stigmatisée par l'Histoire nationale dont elle reste tragiquement inséparable. Écrire constitue pour Wassyla Tamzali une catharsis autant qu'une thérapie : en tentant de comprendre pourquoi le FLN a fait assassiner son père, pourquoi son pays s'est soumis aux "Fous de Dieu", elle se libère d'un sentiment de culpabilité. Elle qui avait vingt ans à l'Indépendance se reproche de n'avoir pas su discerner – ni les intellectuels d'alors – les visées réelles du pouvoir sous les hypocrites promesses. Triste mais lucide, son récit laisse place à l'espoir : Wassyla Tamzali veut croire encore à l'instauration de la démocratie en Algérie.
La "différence" de l'avocate tient à ses lignées. Ses ancêtres paternels, aventuriers puis marchands sont venus de Turquie s'implanter en Kabylie. À la veille de la guerre sa famille installée à Bougie avait assis sa domination économique sur la production industrielle d'huile d'olive et de vin destinés au marché national et à l'exportation en France. Ses ancêtres maternels n'étaient pas non plus algériens ni arabes mais Espagnols. Son grand-père, prêtre défroqué et honni, s'était réfugié en Algérie quand sa mère avait quatre ans ; il l'avait reniée lorsqu'elle s'était enfuie par amour pour un Algérien, le père de Wassyla Tamzali. Avant de se convertir à l'Islam pour reposer à jamais auprès de l'époux, elle voulut pour ses enfants une "éducation algérienne". L'auteure garde la nostalgie de son enfance heureuse, dans le luxe et la beauté. Sa famille bourgeoise partageait le même niveau de vie que les colonisateurs, vivait à l'Européenne, parlait français et passait ses vacances en France, tout en suivant la loi musulmane et en respectant la circoncision comme l'endogamie. Bien qu' "entre deux mondes" ses père, oncles et cousins contribuaient au développement économique du pays et prirent part à l'action indépendantiste pour cette Algérie qu'ils chérissaient. Ils subirent pourtant la vengeance et le ressentiment populaires et politiques. Le parti nationaliste considérait le père de Wassyla Tamzali comme "un suppôt du capitalisme international", un ennemi du peuple. Et comme pour mériter d'être résistant au maquis tout jeune Algérien devait tuer un homme, son père fut abattu le 11 décembre 1957. L'auteure avait 15 ans.
Sa mère et ses frère et soeur se réfugièrent à Alger, près du grand-père paternel. On nationalisa les biens familiaux, on réquisitionna les fermes. Wassyla Tamzali bat sa coulpe, pleine de remords face à sa réaction d'alors. Cette tragique dépossession, autant affective qu'économique, ne l'indigna pas ; elle refoula la mort de son père. Étudiante en droit, elle s'engagea totalement pour la Démocratie, militant avec d'autres étudiants pour la liberté de leur pays. Eux avaient vingt ans : idéalistes et utopistes, ils y croyaient. Mais, l'auteure y insiste, les intellectuels – algériens et européens – ont eux aussi été "envoûtés" par le "verbiage idéologique" du pouvoir. Comment tous ont-ils pu à ce point manquer de clairvoyance et de scepticisme ? Wassyla Tamzali, déniaisée selon elle aujourd'hui, tente de répondre.
Après 130 ans de colonialisme, la puissance du ressentiment collectif à l'égard de l'Occident légitimait aux yeux de tous autant la violence, que l'on crut nécessaire, que la guerre, qui semblait juste. Les Français avaient dépossédé les tribus de leurs terres : leur vengeance dévasta tout. Wassyla Tamzali plaide coupable de n'avoir pas voulu voir que cette violence et ces massacres ne se justifiaient pas. Éblouis par la libération, les esprits éclairés d'alors ont manqué la liberté. Car cette violence des années 1960 portait en germe celle de 1992 : c'était l'antique haine tribale de l'Occident venue de l'âge d'or islamique. Il ne fallut que le discours des Fous de Dieu pour la fortifier. Wassyla Tamzali dénonce clairement cet argumentaire de l'identité culturelle arabo-musulmane, ce mythique retour à la "pureté" après les "souillures" du colonisateur. Ce discours communautariste a rendu l'opinion captive. Wassyla Tamzali se remémore l'islamisation des mœurs, l'expansion de l'intolérance dogmatique… bon outil de domination pour ce pouvoir dont elle mesure, avec le recul, la duplicité et l'indifférence à toute démocratie.
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Sa lucidité, l'auteure la tient de son métissage, son "étendard" écrit-elle : issue d'une double lignée de rebelles, elle a hérité leur soif de liberté : elle a compris, grâce à l'écriture, que cette liberté – et celle d'un peuple – ne peut venir du repli identitaire, de l'appartenance unique à une culture ou un clan. Pourtant l'Algérie s'éveillera, Wassyla Tamzali en garde la certitude.
✺ Wassyla Tamzali : Une éducation algérienne. De la révolution à la décennie noire.
Gallimard, coll. Témoins, 2008, 260 pages. Réédition Folio Histoire en 2012.
Chroniqué par Kate