Voici un livre qui a été un plaisir de lecture inattendu…
Pour rencontrer un éditeur, Francis Beskonetchny est venu de New-York où il travaille dans un laboratoire de génétique. Occasion pour revoir ce qu'il lui reste de famille, son frère aîné. Dans ce récit qui emprunte la voie du monologue intérieur et du propos rapporté, le temps d'une course en taxi depuis Roissy, d'un trajet en tramway, ou d'une halte sur un banc public, le voyageur ressasse passé et présent, la vie de la famille, les amitiés d'autrefois, des relations inachevées, incomplètes. En guise de fraternité, la détestation du frère, de la famille, de la banlieue. Mais ce venin amer donne une prose intéressante où l'imparfait du subjonctif flirte avec une langue adroitement déglinguée.
Banlieue maudite.
Elle est une France usée, déglinguée, saccagée par les architectes depuis des décennies : « Où sont-ils ces putains d'architectes pour la plupart de gauche quand ils n'étaient pas communistes — les Chemetov, les Castro, acoquinés aux groupes immobiliers qui avec l'argent de l'État et sur les ruines de la guerre et de l'exode rural ont bâti à peu de frais ces dépotoirs verticaux ? » Le narrateur s'en prend à plusieurs reprises à ces « architectes pervers et presque tous de gauche, presque tous communistes, sadiquement dressés contre tout ce qu'il peut y avoir d'humain chez un être.» Cet environnement de tours « ailes de corbeaux morts dressés contre le ciel », généralise la grisaille, l'immigration et l'aide sociale. Des « rues médiocres aux noms médiocrement totalitaires » se nomment Marx, Lénine, Trotsky, Thorez, Aragon… On avance : de carrefour de l'Humanité en rond-point des Fusillés. Des rats courent près des poubelles. Et Lyssenko était un héros.
"Familles, je vous hais !"
Le narrateur est plein de reproches contre sa famille. Pourquoi a-t-elle quitté Reims pour Bobigny, et un quartier résidentiel pour un quartier populaire ? Alors que ceux qui le pouvaient « foutaient le camp.» C'était en 1974, il y a vingt-huit ans. La rancune vise le père comédien engagé à gauche et de plus en plus souvent au chômage avant son infarctus fatal, plus que la mère à la "conversation insane". L'un et l'autre sont décédés au moment où se déroule tout ce ressassement.
Mais la rage du narrateur vise surtout le frère. — « Ce qu'il a fait de sa vie me scandalise et m'effraie, je ne l'accepte pas.» Après un mariage bourgeois raté, il vit désormais sous la maternelle protection de Rachida qui le gave de couscous au milieu des meubles modestes hérités des parents. Après un emploi brillant de juriste dans une société financière, il est devenu l'avocat des pauvres réduits à l'aide judiciaire. Face à ce Francis dont la grande peur est de rater sa vie, le frère aîné, jamais désigné par son prénom, est l'illustration navrante d'une « réduction progressive des opportunités de transformation de soi.» Il a toujours été faible. Il s'est marié à l'église, avec cette "dinde" de Maryline.
L'élégant oncle Shura Krik, lui au moins, n'a pas vécu dans la grisaille. Malgré ses deux faillites il a vécu dans le luxe près du parc Monceau, fréquenté Gstaad, et exhibé l'opulente Annabelle, avant de se replier dans une résidence de Tel Aviv avec balcon ensoleillé. Finalement, l'oncle-modèle est décevant lui aussi: il traîne sa maladie et sa vieillesse, exploité par une infirmière exigeante... Et Francis peste contre ce parvenu qui n'a pas eu le bon goût de se réfugier comme lui aux États-Unis : « Quelle catastrophe pour toi d'échouer ici en Israël. Cette poubelle de l'Europe…»
Le narrateur.
Ce n'est pas à lui que pareilles déchéances arriveraient. Il a cumulé des amitiés de voisinage avec des gamins fils de harkis (Kader) ou fille d'immigrés marocains (Nouria), mais n'a appris que plus tard les horreurs de leur passé respectif — par des bouches féminines évidemment. Plus généralement, le Francis a tendance à se prendre pour un Delon collectionneur de jolies dames : on les énumère tant à Paris qu'à New York. Là-bas il brille aussi par son talent de généticien et salue les compétences du laboratoire Dor Yeshorim, qui, en sélectionnant les futurs couples, travaille à éliminer les faiblesses génétiques d'une population juive marquée par les conséquences de l'endogamie au shtetl. Voilà qui fait rêver le narrateur claudiquant.
Écriture.
Comme on dit dans ces guides fameux pour leur couverture rouge ou verte, le récit par son style "mérite le détour". Outre le fiel des propos, le ressassement permanent donne une écriture propre où le monologue intérieur se tisse avec le propos rapporté, réel ou virtuel : « Voilà ce que j'ai pensé ce matin dans la cuisine pense-t-il dans la rue.» Ou bien : « La fidélité de Kader à sa souffrance, voilà ce qui l'a condamné, aurais-je dit si j'avais parlé.» Ce ressassement permanent compose ainsi comme un Talmud personnel. Avec souvent des mots bien soulignés : c'est-à-dire en italique. Comme pour trouver par dessous un second sens plus vrai...
• Marc WEITZMANN : Fraternité
Denoël, 2006 (10/18), 204 pages.