Un soir de décembre 1935 une folle altercation éclate entre plusieurs membres de la famille Naifer, rue Tourbet-el-Bey à Tunis, près des tombeaux des beys. L'honneur de la famille est en jeu. Les conséquences sont terribles mais le roman ne les distille qu'au goutte-à-goutte pour le plaisir du lecteur.
Éblouissante et attachante saga familiale sur quatre générations, ce roman d'Amira Ghenim, le premier traduit en français, couvre l'histoire de la Tunisie depuis la fin du XIXe siècle jusqu'au début du XXIe. Plus précisément ancré sur les années 1930, il donne la parole à plusieurs membres des familles Naifer et Rassaa, représentantes de la bonne société tunisoise, l'une conservatrice, l'autre libérale. Le mariage de Mohsen Naifer avec Zbeida Rassaa était un mariage arrangé. Dès cette époque la condition de la femme tunisienne devenait l'objet de projets réformateurs, inspirés notamment par Tahar Haddad qu'on retrouve ici comme personnage de roman. Fort critiquées par les conservateurs, ces idées nouvelles ne l'emporteront qu'après l'Indépendance quand le président Bourguiba décidera de les réaliser. La romancière tunisienne convoque la grande histoire nationale pour corser le face-à-face de deux familles en tension, convaincues de leur supériorité sociale. « N'est-il pas absurde que le fils d'un vendeur de poulets ait eu l'opportunité d'étudier à la grande mosquée Ez-Zitouna avec les fils des notables et des familles les plus en vue de la ville ? » confesse Othman Naifer. Ils sont obnubilés par la crainte du scandale que les bonnes pourraient propager à l'extérieur de leur maisonnée de notables.
Comme ses sœurs, Zbeida a bénéficié d'une éducation moderne pour la Tunisie de son temps. Ses parents, Ali le haut-fonctionnaire et Béchira la parente de l'ancien vizir, l'ont inscrite dans un établissement tenu par les religieuses françaises, et pour compléter sa formation recruté le jeune intellectuel Tahar Haddad pour dispenser des cours d'arabe. Mais quand celui-ci a publié un essai sur la condition de la femme moderne en 1930, l'a présenté à la presse et aux notables, et qu'il a demandé la main de son élève, ce fut le crash. Ali Rassaa a repoussé avec mépris ce jeune homme d'origine populaire. Il s'est précipité pour marier Zbeida dans un milieu plus huppé. Fils du juge Othman Naifer, Mohsen, rentré de ses études en Allemagne, parût le gendre idéal... Malgré les réticences d'une partie du clan Naifer, le jeune couple a mèné une vie de privilégiés et fréquenté les théâtres de la capitale. Il a rapidement eu deux fils nés en 1934 et 1935. Pourtant à la fin de cette année ce fut le drame dans la famille.
Quand Zbeida Rassaa s'est mariée, Louisa, jeune domestique de sa famille faisait en quelque sorte partie de la dot. Elle l'a accompagnée pour rejoindre l'autre maison où Mohsen habitait avec le reste du clan des Naifer. Zbeida vécut donc au quotidien avec entre autres son beau-père Othman, sa belle-mère Lella Janina, son beau-frère M'hammed un vieux garçon homosexuel, misogyne et puant des pieds, ainsi que leur domestique Khaddouj descendante d'esclaves au service de la famille depuis un siècle. Louisa continua bien sûr d'être en relation avec son ancienne patronne, Lella Béchira, si bien que les deux bonnes étaient en conflit permanent. Jeune femme moderne, Zbeida détestait son beau-frère M'hammed, aux idées aussi réactionnaires que celle de son père : « À quoi sert d'apprendre à la poule à chanter comme un coq ? Et à quoi sert d'apprendre aux filles à lire et à écrire ? » Zbeida fut soupçonnée d'avoir eu une correspondance avec son ancien précepteur et poète, et même des relations extra-conjugales. Othman, M'hammed, Mohsen et Zbeida en vinrent aux mains et ça finit mal. Alors on s'efforça de masquer les choses de peur du qu'en-dira-t-on. « Comment ne pas les dissimuler puisqu'il s'agit de faits indignes qui, s'ils venaient à être découverts, seraient une honte qui se transmettrait de génération en génération ? » C'est seulement Hend, née en 1960, qui pourra réunir tous les éléments de l'histoire familiale dont Louisa à la fin de ses jours lui avait fourni d'incroyables indices.
Les éléments détaillés du drame sont très progressivement révélés par les narrateurs d'une dizaine de chapitres, qui se répartissent à différents moments, entre 1949 et 2013. Leurs confessions, adressées à telle ou telle personne de leur entourage, voire à un saint local, amènent la découverte de détails insoupçonnés, parfois choquants, sur la conduite des uns et des autres, tandis que les années s'écoulent et que la société tunisienne évolue... Ce roman choral est servi par une langue parfaite enrichie de termes locaux qui rendent l'ensemble très vivant, et les passions de ces gens très présentes. À lire absolument !
• Amira Ghenim : Le désastre de la maison des notables. Traduit de l'arabe par Souad Labbize. - Philippe Rey/Barzakh, 2024. 490 pages. Prix du roman arabe 2024.