Arrivé au bord de l'Arctique, le lecteur s'interroge sur le chemin qu'il a emprunté à travers la taïga romanesque d'Ignacio Padilla.
Lecture n°1 : le thriller politique. Dans une dictature qui porte les habits usés de l'Union soviétique, un prisonnier sans nom se penche sur son passé. A Moscou, règne le Grand Brigadier ; il est l'addition d'un Staline mourant de cirrhose et d'un Brejnev impotent, voire d'une marionnette à figure de cire. Le pouvoir appartient au Parti unique, appuyé sur une force policière, avec exécutions sommaires, tortures, prisons, et camisole chimique. Le Grand Brigadier a ordonné de couler le N-86, un sous-marin nucléaire relevant de la Flotte du Nord. Il s'appelait le Léviathan. Il a coulé en mer de Barents. L'affaire a été cachée au public soviétique comme au monde extérieur. Des orphelins, comme Eliah Bac, ont voulu rendre justice et déclenché l'insurrection vengeresse. Le narrateur a participé à sa dénonciation et collaboré à son élimination dans le port de Malombrosa, une base navale désaffectée, sous le contrôle de la Léoparde.
Lecture n°2 : le roman fantastique. Le prisonnier qui se confesse à nous, se perd dans la spirale de ses souvenirs obscurs, de ses rêves brumeux, de ses hallucinations sous l'emprise de l'ectricine, une drogue qu'il administrait dans l'hôpital où il exerçait, au sergent Kirilov Grieve qui se disait assassin d'Eliah Bac, et à ses autres malades. Il est dépendant de cette drogue que le commissaire Dertz Magoian lui procura ensuite en fonction de ses collaborations. Nouvel Oblomov à qui échappe la maîtrise de son destin, le prisonnier, peut être schizophrène, du moins psychotique, nous entraîne dans un maëlström de visions où coulent les vérités mieux que les sous-marins, l'un diesel, l'autre nucléaire, à trente ans de distance. Dans ce tourbillon intérieur, jeunesse et vieillesse mélangées, passe et repasse Marja. Triple figure de l'étudiante qui badigeonne en rose la statue du pouvoir rouge, de sa mère assassinée par les hommes en noir, et plus tard, de sa fille perdue dans un lupanar arctique tenu par la Léoparde.
Lecture n°3 : le roman d'espionnage. Nous sommes "Au pays du grand mensonge" pour reprendre l'expression d'Anton Ciliga (1938). Le socialisme réalisé par le Grand Brigadier est une cruelle déception : la population survit avec des cartes de rationnement et exprime en chuchotant sa frustration et les rumeurs naissent au café de la rue Berretti. Le narrateur est devenu un agent de renseignements, peut-être un agent double. Son contact, Léonidas Plötz, est un agent occidental qui s'est glissé dans un flux de journalistes étrangers à Malombrosa. L'espion russe doit lui remettre un paquet de documents secrets à lui confiés par le commissaire Magoian avant son exécution. Ces documents concernent bien sûr la prétendue conspiration animée par Eliah Bac, figure de la résistance anti-soviétique, une manipulation destinée à intoxiquer l'OTAN. Sa tâche accomplie, Plötz va rentrer à Brême, peut-être en exfiltrant l'agent Marja n°3, au profil levantin, tandis que les traces du bordel et de sa tenancière sont effacées par l'explosion déclenchée par le narrateur dont l'identité reste cachée.
• Formidable œuvre romanesque ! Et pourtant … Ni la couverture de l'édition française —des croiseurs bons pour la casse— ni le titre —artillerie— ne poussent à l'achat de ce roman d'un auteur mexicain déjà reconnu en Espagne mais pas en France : on craint un remake de "Pearl Harbor" ou de "Coulez le Bismarck". La 4e de couverture pourrait être une heureuse revanche : malheureusement on s'est cru obligé d'évoquer le naufrage du "Koursk" ce qui porte à la confusion avec l'ouvrage de Marc Dugain, "Une exécution ordinaire" — paru juste auparavant chez le même éditeur !
• Ignacio PADILLA : Spirale d'artillerie
Traduit de l'espagnol (Mexique) par Svetlana Doubin
Gallimard, 2007 (2003), 201 pages.