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Les lieux de mémoire ? L'expression forgée par Pierre Nora est devenue courante une génération plus tard. Elle s'est retrouvée rapidement dans les programmes de l'enseignement secondaire comme dans le discours des hommes politiques et les clichés des journalistes. Pourtant, dans la France de Mitterrand et de Chirac, le surgissement de cet ensemble d'essais sous la plume d'une centaine d'historiens a été une formidable révélation. “ Ce livre est né d'un séminaire que j'ai tenu pendant trois ans, de 1978 à 1981, à l’École des hautes études en sciences sociales » nous dit Pierre Nora dans la présentation générale de l'ouvrage. « La disparition rapide de notre mémoire nationale m'avait semblé appeler un inventaire des lieux où elle s'est électivement incarnée et qui, par la volonté des hommes et le travail des siècles, en sont restés comme les plus éclatants symboles : fêtes, emblèmes, monuments et commémorations, mais aussi éloges, dictionnaires et musées.»

 

Sur ce livre monumental aux 42 auteurs pour le seul premier volume dans la collection Quarto mon propos sera ici très modeste. Classés sous deux enseignes, La République et la Nation, les articles présentent une diversité qui invite le lecteur à venir piocher, plus qu'à une lecture continue, à tenter l'aventure d'une promenade thématique. C'est parti pour la Marseillaise et les trois couleurs, mais pas seulement !

 

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Comme les lieux de mémoire relèvent autant du matériel que du spirituel, on pourrait donc regrouper dans un premier parcours ce qui concerne les monuments, les vieilles pierres, qui jalonnent notre histoire. La cathédrale de Reims, ville du sacre longuement exploré par Jacques Le Goff depuis Clovis jusqu'à Charles X, précède les églises restaurées par Viollet-le-Duc : Vézelay, la merveille romane sauvée de la ruine, Notre-Dame de Paris qui retrouva sa flèche abattue en 1791 et les statues des rois bibliques dont 1793 l'avait privée. Le Panthéon, lui, termina sa vocation religieuse en 1791 pour commencer à recevoir les Grands Hommes (Mona Ozouf). La monarchie absolue, elle, n'en connaissait qu'un : le roi. C'est le Versailles de Louis XIV dont l'histoire nous est contée avec ses réaménagements successifs et ses légendes (Hélène Himelfarb). Après la Révolution destructrice de patrimoine, « tourments de l'abbé Grégoire » (André Chastel), voici l'éphémère musée de Lenoir cher aux jeunes nostalgiques romantiques, tandis que l'on assiste à la naissance des premiers musées de province (Edouard Pommier). Après les monuments aux morts de la Grande Guerre (Antoine Prost), l'Exposition coloniale de 1931 (Ch.-Robert Ageron) nous laisse un musée aujourd'hui reconverti dans la présentation de l'immigration.

 

 

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On en viendrait alors au livre, aux Mémoires d’État de Commynes à de Gaulle en passant par Chateaubriand, aux ouvrages écrits qui sont aussi des lieux de mémoire, aux travaux des historiens d'autrefois, des premiers géographes, des pédagogues. Dans cette célébration des mots, souvent à la gloire de la IIIe République, l'histoire de France d'Ernest Lavisse — « l'instituteur national » selon l'expression de Pierre Nora — est inséparable de la géographie humaniste de Vidal de La Blache. Ces incontournables s'accompagnent de la redécouverte du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson et à l'intention des enfants des écoles, voici le Tour de France par deux enfants, (présenté par Jacques et Mona Ozouf) dans un pays qu'on qualifiera plus tard d'Hexagone, notion dont Eugen Weber a retrouvé la lente maturation.

 

 

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Il faut enfin rendre hommage aux hommes qui ont su écrire l'histoire, l'éloigner de la chronologie des règnes, la renouveler au temps du scientisme, et jusqu'aux générations successives de l'école des Annales depuis Marc Bloch et Lucien Febvre, les fondateurs, sans oublier leurs successeurs tels Emmanuel Leroy-Ladurie ou Alain Corbin (Krzystof Pomian). Mais revenons en arrière. Après l'immense chambardement de 1789 à 1793, mais seulement après Waterloo, les hommes du XIXe siècle se donnent la tâche de comprendre ce qui vient de se passer, d'où vient ce qui fut à la fois chaos et transfiguration du pays et d'où vient cette étrange nation. Augustin Thierry, vingt-cinq ans en 1820, fonde une « histoire vraiment nationale » et voue la génération romantique à un culte du Moyen-Âge par ses Lettres sur l'histoire de France. Après quoi Michelet introduisant son Introduction à l'histoire universelle suggéra que son livre pourrait aussi bien s'appliquer à la France puisque « sa glorieuse patrie est désormais le pilote du vaisseau de l'humanité » ! Malgré la « démesure » et la « déraison lyrique » de la formule, force est de reconnaître que Michelet est « source inépuisable de renouvellement » et « garant épistémologique ». (Marcel Gauchet). Tandis que le comte Arcisse de Caumont fondait et animait la société des Antiquaires de Normandie, prototype des sociétés savantes du XIXe siècle, Mérimée s'usait à l'inspection des monuments historiques vingt-six ans durant, de 1834 à 1860.

 

Une mention spéciale s'impose pour François Guizot. Professeur et ministre, il a eu le mérite de faire prospérer les institutions de mémoire, de charger des chartistes des archives et de faire éditer les sources.

« L'ambition de servir la mémoire nationale […] recueillit une adhésion à peu près unanime. Dans le même mouvement, révéler aux classes moyennes l'ancienneté de leurs origines, montrer comment leur évolution propre devenait peu à peu l'histoire même de la nation, scella pour un moment l'alliance des historiens, d'ailleurs pour la plupart formés à l'école de Guizot, avec la monarchie de Juillet. Comment ne pas souscrire à un régime dont le plus grand historien du temps était aussi l'homme d’État le plus en vue, qui transformait le château de Versailles en musée des gloires nationales, créait une inspection des Monuments historiques, restaurait l'Institut, fondait véritablement l'enseignement primaire, transformait l'enseignement supérieur, et prodiguait ses faveurs, et aussi ses crédits, aux institutions et aux personnes servant la science ? » (Laurent Theis, page 1593).

 

Cette somme mérite vraiment d'attirer encore et encore le lecteur du XXIe siècle. Sans doute certains essais ont un peu vieilli, tel celui sur le Panthéon en raison des hôtes qu'il a accueillis depuis 1986, mais on a ici la preuve de l'importance de l'Histoire en France et l'on voit combien la culture française est redevable à Pierre Nora.

 

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Pierre NORA (dir.) : Les Lieux de Mémoire. Gallimard, collection Quarto, 1997, 1642 pages. L'édition originale des Lieux de Mémoire, à savoir sept volumes de la “Bibliothèque illustrée des histoires”, Pierre Nora l'a publiée en 1984, 1986 et 1992. La réédition dans la collection Quarto, qui a vu le jour en 1997, comporte trois volumes.

 

Tag(s) : #HISTOIRE GENERALE, #FRANCE, #ESSAIS
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