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Arrivé à la soixantaine bien tassée, Barney Panofsky a décidé d'écrire son autobiographie durant l'année 1995. Bien qu'enrichi par une activité de réalisateur de séries télévisées, la télévision ne compte que comme un sujet parmi beaucoup d'autres dans ce projet littéraire. Citoyen de Montréal mais anglophone et juif absolument non-pratiquant, Barney a des comptes à régler avec diverses personnes, autant que le désir de rectifier ce qu'on a pu penser de lui.

 

« Je radote. Mais il s'agit ici du récit de ma triste vie qui, avouons-le, n'est qu'une succession d'affronts à venger et de plaies à penser. A mon âge, où il y a plus de choses à ressasser et à trier qu'à espérer, avec l'hospice qui m'attend au tournant, j'ai bien le droit de radoter si je veux...» Et plus loin : « Récapitulons. Si j'écris le torchon qui me tient lieu d'autobiographie en réactions aux calomnies de Terry McIver, c'est dans le mince espoir que Miriam, lisant ces pages, sera rongée par la culpabilité.» De fait, « Terry est l'aiguillon » comme le dit l'incipit.

 

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Barney a vécu trois mariages : deux brefs et un d'une trentaine d'années. Comme d'autres Nord-Américains, attirés dans le séjour parisien par la légende d'Hemingway et de la “Lost Generation”, Barney s'installe à Paris dans les années 50 et fréquente les cafés chics de la rive gauche. Il y rencontre Clara « la cinglée », extravertie un peu folle et réputée « zinzin », qui se voudrait artiste et poétesse. Ils s'entourent d'amis aux profils variés, notamment Leo Bishinsky « le magouilleur » et futur peintre new-yorkais à la mode, et deux candidats à la gloire littéraire : Bernard Moscovitch dit Boogie et Terry McIver. Barney apprécie le premier et bien vite déteste le second. Ce premier mariage se termine dans la tragédie car Clara se suicide. Elle accédera à une célébrité posthume grâce à ses aquarelles et à ses poésies. Les amis de Barley forment une joyeuse « Bande de guignols » et « Aucun ne s'est donné la peine de lire Butor, Sarraute ou Simon » selon le témoignage incisif de Terry McIver.

 

On ne connaîtra jamais le prénom de « la deuxième Mme Panofsky » ! Devenu un homme aisé grâce à l'importation de fromages et autres trafics, et maintenant lancé dans la production télévisuelle, Barney décide de se remarier pour obtenir le respect de la bourgeoisie montréalaise, et juive particulièrement. Mais dès le soir des noces, parmi les buveurs et les danseurs voilà qu'apparait Miriam, avec sa robe de soie avantageuse assortie à ses yeux bleus. Coup de foudre ? Drague mondaine ? Miriam se refuse à lui, du moins un certain temps. Alors Barney rêve très vite de se débarrasser de cette seconde épouse si encombrante, dont il déplore le bavardage et le conformisme hautain des parents — pourtant de simples parvenus.

 

Barney dispose d'un grand chalet dans les Laurentides, au bord d'un lac. Il y reçoit beaucoup et un jour son hôte est l'écrivain Boogie en panne d'inspiration. De retour inopiné de Montréal où il visite assidument Miriam devenue présentatrice radio, Barney trouve son ami Boogie au lit avec son épouse. Tandis que celle-ci prend la fuite, Barney et Boogie en viennent-ils aux mains alors que l'un et l'autre sont fortement alcoolisés ? Barney a certes menacé Boogie de le tuer, mais en même temps, cet adultère permettrait d'accélérer le divorce et d'ouvrir à Barney la possibilité d'épouser Miriam... La disparition de Boogie, peut-être noyé dans le lac, fait de lui un suspect. Accusé de meurtre, il se défend d'être coupable, et même si la justice l'acquitte il y aura toujours ce qu'écrit Terry McIver dans son Journal intime destiné à la publication.

 

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Avec Miriam enfin Barney Panofsky a fondé un foyer durable et couronné par la réussite. Le couple élève trois enfants : Michael, l'aîné, devient un riche homme d'affaires à Londres et épouse une Anglaise non-juive ; Paul le cadet choisit une vie plus marginale à New York écrivant des articles engagés, et Kate la benjamine s'installe à Toronto. Pendant tout ce temps Barney continue de fréquenter ses amis de Montréal, tous portés sur l'humour juif, l'alcool, et les filles des bars ou des studios de télévision. Au bout de trente ans, Miriam s'en va après un dernier faux pas de Barney. Les trous de mémoire deviennent plus fréquents. Barney découvre qu'il a la maladie d'Alzheimer. Il revient à son fils d'éditer l'autobiographie du père et de corriger ses gaffes et ses lapsus ce qui nous vaut de multiples notes en bas de page et une postface qui crée habilement de nouveaux soupçons.

 

 

Mais le plus important reste à dire. Il s'agit de l'incroyable bagout d'un personnage qui ne doute de rien. Barney est incapable de raconter une histoire de manière suivie sans verser dans les anecdotes, les retours en arrière, la confusion — ça tombe bien puisque le roman chronologique à la Balzac n'est plus à la mode ! Il ne nous épargne pas sa passion bien canadienne pour le hockey sur place, les noms de ses joueurs préférés, notamment un certain Béliveau, non plus que la marque de ses cigares et de ses spiritueux.

 

Naturellement, l'histoire de l'immigration juive au Canada trouve sa place dans ces confessions. Barney se présente fièrement comme la troisième génération sortie du ghetto. Le grand-père a quitté la Pologne. Le père est devenu flic à Montréal et a souvent subi les quolibets de ses collègues. Ce père, Isaac, est néanmoins fier de raconter aux beaux-parents de Barney et plus tard à sa prude belle-fille ses aventures de flic de la police des mœurs dans les bordels montréalais. D'un bout à l'autre du livre le yiddish diffuse dans la prose de Barney des mots typiques, des termes péjoratifs ou grossiers qui font la différence avec la bonne société locale wasp et snob, et avec ces fichus Québécois qui rêvent d'indépendance lors du référendum de 1995. Google vous donnera accès aux dictionnaires nécessaires. C'est le moment de rappeler que l'auteur, Mordecai Richler (1931-2001), est lui-même d'ascendance ashkénaze ce qui explique cet humour particulier et ses piques envers sa communauté. Osons avouer qu'avec Mordecai on est souvent... mort de rire !

 

 

Mordecai Richler : Le monde selon Barney. Roman traduit de l'anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné. Éditions du Sous-sol, 2018. Réédition dans la collection Points n°5035, novembre 2023, 614 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE CANADA
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