Rosa Masur a quitté la Russie pour la Saxe Anhalt parce que son petit fils y est déjà établi. La voici à Gigricht, une ville imaginaire, qui organise les festivités pour le 750ème anniversaire de sa fondation. La municipalité a souhaité y associer des représentants de l'immigration qui raconteraient leur vie d'avant, et on en ferait un beau livre. C'est ainsi que Rosa Masur, bien en forme pour ses 92 ans et la mémoire sans défaillance, est mise à contribution. Sa participation est si importante qu'on lui promet une belle rémunération et elle s'imagine se payer ainsi un voyage en Provence avec son fils Kostik qui en rêve tant depuis que sa voisine Sveta lui en a parlé. L'auteur, qui est lui-même d'origine soviétique, a développé ici deux thèmes principaux : la relation entre Rosa et son fils, et l'histoire des Juifs dans l'empire russe puis en URSS — pays qui n'existe plus à la date du récit. Humour juif et critique du stalinisme sont des éléments excitants de ce roman, à la fois dramatique et drôle, qui a propulsé Vladimir Vertlieb parmi les auteurs appréciés de langue allemande.
Rosa est issue d'un shtetl quelque part dans l'actuelle Biélorussie. Son père y exerçait le métier de garde forestier sur le domaine d'un aristocrate avant que la révolution bolchevique en fasse le président du soviet rural. Après le lycée, Rosa monte à la capitale, désormais Leningrad. Elle travaille en usine pour avoir le droit de suivre des études supérieures d'allemand et devenir traductrice. Elle épouse Naoum. Le couple a un fils, Kostik. Le dit Konstantin Naoumovitch Schwarz n'a pas une santé éclatante et sa mère le couve. Rosa devient, soi-dit en passant, le modèle de la mère juive. Elle l'accompagne jusque dans ses recherches d'inscription universitaire : et là ça devient dingue car au temps de Joseph le Moustachu, on passe du « numerus clauses » au « numerus nullius ». Autrement dit, malgré ses notes excellentes, on refuse partout Kostik parce qu'il est juif. Au terme d'une véritable course d'obstacles, Rosa finira par gagner, par un subterfuge original qui relance vers la page 350 un récit qui sommeillait un peu et crée une sorte de meilleure blague juive de l'histoire stalinienne — ein Witz — que le lecteur appréciera !
En renversant le tsarisme la Révolution a permis aux Juifs de sortir de leur ancienne « zone de résidence » — où les pogroms étaient monnaie courante — et tenter de devenir des citoyens comme les autres. Or Rosa s'aperçoit au cours de son existence que les préjugés antisémites sont restés fortement enracinés dans la population soviétique malgré la doctrine égalitaire et internationaliste qui est censée prévaloir sous le régime de l'Homme Nouveau. Exemple : « Un Ukrainien qui n'est pas antisémite est soit malade, soit juif lui-même… » Cet état d'esprit éclate partout dans la vie quotidienne, dans la rue, au travail, à la maison où les logements communautaires multiplient les occasions de friction. Le roman éclaire particulièrement les dernières années de Staline quand le discours officiel dénonce « cosmopolitisme » et « complot juif » : c'est l'affaire dramatique des « blouses blanches » que Rosa et Naoum lisent comme le signe précurseur d'une déportation générale des Juifs, comme si Staline reprenait à son compte le travail de son ancien allié. On peut toutefois regretter que les années écoulées entre la mort de Staline et la disparition de l'URSS soient pratiquement omises alors que le roman repose sur la mémoire toujours vaillante de Rosa Masur. Ce qui n'empêche pas les apparitions de son amie Macha au fil de ses songes, comme une alter ego et une confidente.
Pour une variété de raisons, le monde dit occidental se présente en forte opposition avec le pays que Rosa et Kostik ont mis des années avant de se décider à le quitter. C'est pour Rosa l'Amérique mystérieuse où sa sœur aînée avait émigré avant la Révolution, et qu'elle ne peut rejoindre à cause de la guerre de 1914. Surtout ce sont les visages successifs de l'Allemagne. D'abord l'Allemagne impériale, puis l'Allemagne infernale du nazisme, celle qui assiège Leningrad — chapitre d'une noirceur terrible — et massacre les Juifs en Biélorussie — y compris la famille juive de Rosa restée au village et à qui elle voulut dès 1946 élever un monument funéraire — et enfin la nouvelle Allemagne réunifiée, propre et accueillante envers les migrants. Celle-ci est décrite comme un pays de cocagne croulant de marchandises et comme un espace de liberté où une simple passante peut adresser une remarque à des policiers sans se faire emmener au poste pour y être tabassée. On peut se demander si Vertlieb n'en rajoute pas un peu en mettant du cocasse au milieu de tant de tragique.
• Vladimir Vertlieb : L'étrange mémoire de Rosa Masur. - Traduit de l'allemand par Carole Fily. Métailié, 2016, 410 pages. [Wien, 2001].