Dans le monde des lettres latino-américaines, il a longtemps existé comme une trinité indéboulonnable : Jorge Amado, Jorge Luis Borges, et Gabriel Garcia Marquez, le célèbre auteur de "Cent ans de solitude" (1967). Dix ans plus tard paraissait ce roman à la structure et à la saveur très particulières, "Tante Julia et le scribouillard", qui allait marquer l'apparition d'un rival, d'un prétendant. Mario Vargas Llosa, à qui les Péruviens allaient refuser un mandat présidentiel, deviendrait ainsi le nouveau maître du monde —de la fiction.
Un récit structuré par de solides fils conducteurs.
Des personnages capables de tout !
Épinglons quelques uns de ces êtres fictifs. Alberto de Quinteros, gynécologue gaffeur quand la mariée tombe dans les pommes. Lituma, flic consciencieux qui découvre le nègre zambo agonisant dans un entrepôt. Barreda y Zaldivar juge abasourdi par une Lolita des faubourgs et un drôle de témoin de Jéhovah. Federico Tellez Unzatégui, chef d'entreprises qui vit de dératisation. Lucho Abril Marroquin, visiteur médical mené par sa VW jaune jusqu'à une psychanalyste nommée Acémila. Sebastian Buarque et sa Pension coloniale qui périclite. Seferino qui provoque en série les scandales dans la paroisse dont il est le curé. Joaquin Hinostroza Bellmont, héritier qui triomphe comme arbitre de football. Enfin le guitariste Maravillas qui compose des chansons pour une dulcinée au couvent. Et voilà que ces histoires, que l'on découvre l'une après l'autre, deviennent poreuses. Inquiets ou furieux, les auditeurs appellent pour se plaindre. Pedro Camacho est-il surmené ? On peut le croire.
C'est aussi que la créature échappe au créateur, passe de son histoire dans une autre, change de statut social voire de sexe, meurt et ressuscite. Mayté Unzatégui basque de naissance, épouse d'exploitant forestier, meurt de chagrin quand sa fille est victime des sales bêtes, mais réapparaît en richissime philanthrope, en assistante sociale ou en maquerelle. La Lolita du procès du chapitre VI devient la Virago du chapitre XVI. Le nègre zambo dont le chapitre IV paraît sceller le sort funeste revient causer confusion et catastrophe en pleine rencontre internationale arbitrée par Joaquin.
De plus, ces histoires passent de la tragédie personnelle à la catastrophe collective. Le mari d'Elianita pourrait se suicider, le nègre zambo être exécuté, Gumercindo Tello se mutiler, Federico être assassiné par sa famille furieuse, Lucho Abril être écrasé par un camion fou, don Sebastian être poignardé à mort par un client qui aurait pu devenir son gendre… Tout simplement. Mais non. Au milieu du récit, les faits prennent une dimension de plus en plus plus tragique : incendie d'une église et d'un commissariat, naufrage d'un paquebot en rade d'El Callao, séisme qui détruit le quartier de Santa Ana, foule affolée et police débordée lors du match de football. Ainsi les créatures de Pedro Camacho vont disparaître entraînant l'effondrement du système du feuilleton et précipitant leur auteur dans la folie. Mais plus la situation des feuilletons empire, plus grande est la passion qu'a fait naître tante Julia.
Un roman d'amour et une autobiographie
Si les personnages essaient maladroitement d'échapper à leur destin, le narrateur amoureux de tante Julia projette, lui, de le forcer, d'échapper à l'opposition paternelle et à la loi sur le mariage. De bureaux en mairies, de Lima en bleds paumés de province, les difficultés successives n'empêchent pas tante Julia de devenir la maîtresse de Varguitas. C'en est fini de l'amour platonique. Et voilà le père qui annonce son arrivée pour empêcher le mariage ! Un pistolet à la main… Honte et scandale dans la famille bourgeoise.
Avec le suspense des derniers chapitres, le récit du narrateur inventé par Vargas Llosa devient progressivement un récit autobiographique, la conviction du lecteur étant renforcée par le dernier chapitre où l'auteur retrace les premières étapes de sa carrière et… une ultime rencontre avec un Pedro Camacho, déchu, réduit à survivre auprès d'une strip-teaseuse argentine et prostituée fripée qu'on dirait sortie d'un tableau du colombien Botero. Tout le contraire de Vargas Llosa…
Les bonnes influences de l'altiplano bolivien s'opposent aux vapeurs malsaines du rio de la Plata et aux marais méphitiques où pataugent les porteños. Mais qu'est-ce que les Argentins ont fait de mal pour se faire traiter ainsi ? Le tango, peut être...
• Mario VARGAS LLOSA : La tante Julia et le scribouillard
Traduit de l'espagnol par Albert Bensoussan. Gallimard, 1979, 469 pages (coll. Folio)