Comment l'Occident a-t-il considéré le rivage ? Dans ce livre remarquable Alain Corbin répond à cette question capitale pour l'histoire des mentalités —comme on disait— où l'on passe de la crainte, de l'horreur et de questions théologiques sur l'effet géographique du Déluge, au plaisir du corps, au point de vue des belvédères et à la société des loisirs lancée par l'aristocratie. Et en même temps, Alain Corbin se félicite d'une approche qui casse la vulgate braudélienne de la prison de la longue durée détachée des rythmes décalés de la temporalité, une étude qui réunit l'avant 1789 et l'après 1815, domaines qui appartenaient jadis à deux "féodalités" distinctes.
Un plaisir nouveau
• La question du rivage, ce mal connu et mal aimé d'avant 1750, était une affaire grave ancrée au plus profond des croyances religieuses. Au Jardin d’Éden, il n'y avait pas encore de plages mais les Européens du début des Lumières cogitaient longuement encore sur l'Arche de Noé car ils pensaient que c'est avec le Déluge que la Terre prit du relief et que naquirent des formes littorales. La mer était une horrible chose qui faisait peur. Les théories catastrophistes avaient cours. La navigation n'était pas une partie de plaisir et la pestilence régnait sur ces littoraux insalubres. Le rivage n'était donc pas fréquentable et les aristocrates anglais des années 1640-1660 lançaient avec sagesse la mode de la retraite à la campagne.
Pourtant le bon abbé Pluche affirma dans son "Spectacle de la Nature" publié à compter de 1732 : « La Providence a rendu l'air invisible pour nous permettre le spectacle de la nature.» Les premiers signes positifs étaient émis par le rivage. Dieu l'avait fait sublime et harmonieux aussi bien que grandiose et terrible. Le peintre Van Goyen montrait des scènes de genre sur le rivage hollandais tandis que plus au sud Claude Gellée, dit Le Lorrain, figurait les ports au soleil couchant. Si aux hommes cultivés de ce temps, la baie de Naples s'imposait comme LE site sublime et ultime étape vers le sud, c'était par fidélité aux leçons des maîtres anciens tels Virgile, Horace, Pline, Cicéron, ou Sénèque pris pour guider le regard vers l'activité du Vésuve, Pompéi, les villas romaines, Capri et les souvenirs de l'empereur Tibère, plutôt que par choix hédoniste du rivage.
Claude Gellée dit Le Lorrain - Port de mer au soleil couchant - 1639 - Musée du Louvre
• Un combat hygiéniste. Le bord de mer fut d'abord inventé pour soigner les hommes de la mélancolie et des maux de la ville. En 1621 Robert Burton a publié son "Histoire de la mélancolie" ; de distraction immorale, le bain de mer ou de rivière devient une pratique autorisée et conseillée pour lutter contre le spleen, contre la pollution de Londres, contre les méfaits de la civilisation urbaine. Le curiste du bord de mer va guérir du trop grand exercice de la pensée. L'énergie des vagues et du vent va dynamiser le patient du docteur Richard Russell. Le bain thérapeutique est froid et codifié par le docteur Maret : de 30 à 40 bains dans une eau de 12 à 14 degrés. Les vertus de l'eau de mer sont mises en évidence par le docteur Balard qui y trouve de l'iode. La plage doit être sablonneuse et plate pour faciliter le passage de la voiture de bain (Scarborough, 1735) où l'on se prépare à affronter la lame aidé par un "baigneur" qui ensuite frictionnera son client ou sa cliente. « Nous nous exposons au soleil sur la plage » écrit le révérend William Clarke évoquant son été de 1736 à Brighton. Différentes tenues de bain garantissent la pudeur des dames ; après de grandes robes, le pantalon s'impose dans les années 1840 avec le bonnet de bain. La nudité masculine est interdite sur les plages alors qu'elle était pratiquée auparavant, par exemple à Scheveningen. L'espace des plages est éventuellement fractionné pour séparer les sexes : Granville 1837 ou Ostende 1859. Qu'on se baigne ou pas, on met par écrit le récit des séjours sur la côte : Richard Towney relate ainsi dans son journal toute l'année passée dans l'île de Man où il s'est installé le 9 mai 1789.
• Le plaisir esthétique succèda à l'exigence de santé. On joua de l'oxymore avec les falaises sublimes du noir gothique de la mer ! L'«exquise horreur» de l'Océan fut agitée par Addison (1712, The Spectator) puis par Joseph Vernet qui fit frémir le public du Salon avec des peintures de tempête et d'orage tandis que se déployait la mode des récits de voyages lointains en Océanie dont Bougainville et Cook évoquaient l'étendue immense de sublime vacuité.
Entre 1792 et 1815, les acteurs du Grand Tour refluent sur les Iles britanniques pour cause de conflit continental. Heureusement le poème d'Ossian a focalisé leur attention sur l'Écosse et le Lake District, relayé par Walter Scott et le roman noir. Johnson et Boswell font le voyage des Hébrides. Les romans d'Ann Radcliffe décrivent des côtes désolées. On visite la grotte de Fingal au temps du gothic revival. Pour les continentaux, faute d’Écosse, vive la Bretagne : «Habitants de Paris (…) venez errez sur nos rivages qu'aucun moderne n'a décrits, qu'aucun poète n'a chantés » s'exclame Jacques Cambry que le Directoire charge de mission pour le Patrimoine. Ainsi on prend conscience du pittoresque marin des rivages atlantiques au moment où les artistes basés à Venise et Naples produisent à la chaîne des "vedute".
Eugène Delacroix. La mer vue des hauteurs de Dieppe. vers 1860. Musée du Louvre
La Révolution culturelle éclate vers 1750 et rêve de promontoires et de cités englouties. Bientôt les Romantiques éprouvent encore plus d'émotions que leurs précurseurs et découvrent le moi profond. Shelley fait correspondre profondeurs marines et profondeurs psychologiques. Caspar David Friedrich met en scène l'angoisse métaphysique sur le rivage de l'île de Rügen. Mais les Romantiques ne sont pas inactifs. Byron traverse les Dardanelles à la nage en 1810 et chante le bord de mer (Childe Harold, 1818). Le Royal Yacht Club est fondé dans l'île de Wright en 1812 et les premières courses de Cowes se déroulent en 1826.
Tout un monde sur le rivage
• Le littoral mérite l'attention des artistes et des intellectuels. L'enquête anthropologique et ethnologique bat son plein et se double d'un âge d'or des statistiques dans les années 1770-1820. Les habitants superstitieux de la côte sont comparés à des primitifs de tribus exotiques parce que les femmes montrent leur naïveté et leurs jambes. En fait de naïveté, ethnologues et historiens sont au premier rang : à la vue des menhirs de Bretagne ils retrouvent «le Celte véritable, fossile anthropologique arrivé intact du fond des âges.» Il a donc bien raison Stendhal qui passe à Auray un 6 juillet au matin d'y trouver « un véritable temps druidique » ! Plus loin, Édouard
Richer isole chez les paludiers de la région du Croisic « le sang et le caractère saxon qu'une longue suite de siècles n'a pu altérer.» En même temps le sentiment prévaut qu'un tel monde disparaît ; en conséquence Charles Nodier édicte dès 1820 un programme de collecte des traditions et des contes des veillées.
Eugène ISABEY. Bateaux de pêche - 1815 - coll.part.
• Le monde de la côte envahit les lettres, le dessin et la peinture. Le mythe du naufrageur s'accorde bien à la vogue du roman noir et au portrait des classes dangereuses de la première moitié du XIXè siècle. Les pilleurs d'épaves et les combats navals se retrouvent dans les compositions de Turner quand Eugène Ysabey peint les falaises et les grèves, les pêcheurs à pied sur l'estran à marée basse. En même temps c'est toute une sociabilité populaire qui est découverte sur les grèves de Cornouailles par Émile Souvestre. La vie du port s'impose à l'amateur d'art : le quai est une scène de théâtre dans les tableaux du Lorrain, alors que les "marines" hollandaises et anglaises sont plus réalistes comme les œuvres de Vernet, Ozanne et Garneray qui popularisent les vues des ports de France.
Adriaen van de Velde. Noble équipage cheminant sur la place de Scheveningen. 1660. Musée du Louvre
• L'invention de la station balnéaire ne s'est donc pas faite sur les rivages méditerranéens : les Marseillais s'achetaient des bastides pour y cultiver l'otium des Romains. Alors que Napoléon Ier se baignait à Biarritz en juin 1808, son adversaire durable, l'aristocratie anglaise, avait déjà initié les premières stations balnéaires lançant Brighton avant 1789. Les opérations immobilières y commencèrent en 1806 avec l'aménagement de la promenade du Steyne ; en 1833 le front de mer s'y étendait sur trois miles. Les Windsor ont payé de leur personne dès les années 1770. Le prince de Galles jouait au cricket et se baignait à Brighton dès 1787 ; il y séjournera presque chaque année jusqu'à la fin de son règne en 1837, amenant toute l'aristocratie et la gentry dans cette station avant qu'Albert et Victoria n'y renoncent en raison de la foule augmentée par l'arrivée du chemin de fer en 1841. Vite, d'autres stations s'étaient développées : Ramsgate et Hastings, les nouvelles plages du Devonshire, et plus au nord Blackpool où les manufacturiers du Lancashire se retrouvent à la table d'hôte du Nixon's Hotel en 1840.
Joseph Vernet : Tempête de mer avec épaves de navires. 1770. Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Munich.
• La première "villa" de Biarritz date de 1841. De la Baltique au golfe de Gascogne, les copies suivent aussi sur le continent : rien qu'en 1816 c'est Potbus dans l'île de Rügen et Cuxhaven près de Hambourg. En 1824 est inaugurée une liaison régulière transmanche entre Dieppe et Brighton. C'est l'année où Marie-Caroline, la duchesse de Berry, séjourne à Dieppe ; elle s'y baigne le 3 août, y possède un yacht et lance véritablement la station où le futur Napoléon III s'était baigné à l'âge de quatre ans en compagnie de sa mère, la reine Hortense. En 1837 un premier Casino s'ouvre à Ostende mais en 1832 on ne trouvait encore qu'une auberge à Trouville.
Caspar David Friedrich : Femme sur la plage de Rügen. vers 1818. Museum Oskar Reinhart, Winterthur
Quelques décennies plus tard, Marcel Proust fera la description définitive de cette société mondaine à la Belle Époque. Mais un siècle avant le début de la publication de la "Recherche", Jane Austen s'est moquée de l'art bourgeois du repos né du désir d'imiter les Grands. Avec "Sanditon" (1817) sa dérision vise la mode de la station balnéaire, l'inculture, le manque de moralité, la bêtise. Elle donne en somme le conseil de "ne pas bronzer idiot". En 1836, Charles Dickens écrit "La famille Tuggs à Ramsgate" : plage, crevettes, flirt, papotages et casino. Il ne manquait plus que le bikini et le téléphone portable.
Eugène Boudin - Scène de plage à Trouville - 1871
• Alain CORBIN : Le territoire du vide. L'Occident et le désir de rivage (1750-1840). Aubier, 1988 ; Flammarion, 1990, coll. Champs, 407 pages.
=> à compléter par :
• L’AVÈNEMENT DES LOISIRS, 1850-1960, du même auteur, Éditions Aubier, 1995.
• Marc Boyer, L'invention de la Côte d'Azur, Éditions de l'Aube, 2002.
• André Rauch, Vacances en France de 1830 à nos jours, Hachette, 1996.