Si dans nos médias, l'actualité de la violence des circuits de la drogue met en scène aujourd'hui le Mexique plus que la Colombie, en 1994, quand fut liquidé Pablo Escobar, alors chef du cartel de Medellín, on n'avait d'yeux que pour cette ville et pour Cali qui étaient les pôles du trafic de cocaïne. Le récit de Fernando Vallejo — à ne pas confondre avec François Vallejo édité chez Viviane Hamy ! — se fonde sur ce moment où les sicaires à moto incarnent le règne du chaos. Orphelins du trafiquant, ils continuent à tuer, à s'entre-tuer entre gangs.
De retour en Colombie après des années dans des universités européennes, le Grammairien — c'est le narrateur — vit avec Alexis, son Ange, un de ces jeunes tueurs. Une grande partie du récit tient dans la chronique des multiples assassinats qu'il commet froidement jusqu'à être à son tour abattu par un autre tueur… Faute de "contrats", Alexis tue selon son humeur et celle de son ami. Charretiers ou chauffeurs de taxis, serveurs de restaurant ou simples badauds, tous sont expédiés ad patres dans une tragédie à laquelle le narrateur nous intéresse principalement en montrant comment sa ville est devenue folle, comment la société colombienne c'est l'enfer sur terre, et comment les chaudrons de cet enfer sont les quartiers populaires déshérités — "les Communes" — dispersés sur les hauteurs qui encadrent la métropole.
«…Il n'y a pas de mélange plus mauvais que celui de l'Espagnol avec l'Indien et le Noir : ça produit des sauts régressifs, des singes, des simiens, des macaques, des sagouins avec une queue pour qu'avec ils puissent remonter dans les arbres. Mais non, ici ils continuent à marcher sur leurs deux pattes et à encombrer la ville. Espagnols bestiaux, Indiens sournois, Nègres porte-malheur : mettez tout ça ensemble dans le creuset de la copulation et vous verrez quel mélange explosif ça vous donne avec la bénédiction du pape et tout le saint-frusquin. Ça fait une racaille tricheuse, prétentieuse, paresseuse, envieuse, menteuse, visqueuse, infidèle et cleptomane, criminelle et pyromane. C'est l'œuvre de la promiscuité espagnole, ce que l'Espagne nous a laissé quand elle s'est tirée avec l'or. Avec en plus une âme cléricale et scribouillarde, plumitive, fanatique de l'encens et du papier timbré. Insurgés, libérés, traîtres au roi, tous ces bâtards après ça se sont mis à vouloir devenir présidents. Ils ont le feu au cul à l'idée de s'asseoir sur le trône de Bolivar pour piller et commander. C'est pourquoi, quand les sicaires font dégringoler d'un avion ou d'une tribune un de ces candidats au susdit trône, mon cœur tintinnabule de joie.»
Comme la société colombienne reste religieuse, les sicaires se retrouvent dans toutes les églises de Medellin, aussi nombreuses que les bars, pour aller prier avant de passer à l'action avec des « balles baptisées » : depuis la Candeleria, la plus belle de Medellin, jusqu'à la Sabaneta en passant par la Sainte Famille, le Calvaire, le Rosaire, Saint-Ignace, l'Assomption, Saint-Bernard, etc… En banlieue, la petite église de la Sabaneta possède un autel de Marie Auxiliatrice, autrement dit Notre-Dame de Bon Secours, la chère Vierge souriante : c'est elle la Vierge des Tueurs. Un livre puissant, choquant, efficace. Âmes sensibles s'abstenir.
• Fernando VALLEJO : La Vierge des Tueurs. Traduit par Michel Bibard. Belfond, 1997, 193 pages.