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Jadis publié à Marseille pour le centenaire de ces massacres xénophobes, et devenu introuvable, l'essai d'Enzo Barnabà est désormais réédité chez un éditeur romain. Il est illustré de nombreuses reproductions iconographiques, notamment de l'Illustrazione italiana de 1893. Le lecteur y trouvera aussi des extraits d'articles de journaux d'époque, de la presse italienne, et aussi du Figaro du 15 septembre 1893 qui publie un reportage sur place de Bernard Lazare.

Les massacres perpétrés à Aigues-Mortes en août 1893 sont plus souvent cités dans les manuels d'histoire comme exemple de la poussée nationaliste et xénophobe, qu'analysés avec précision. L'auteur analyse avec précision le contexte de l'événement, son déroulement, ses conséquences. De quoi s'agit-il ? Au milieu de l'été 1893, des incidents graves éclatent dans une saline proche d'Aigues-Mortes entre ouvriers français et italiens à propos des salaires et de l'ardeur au travail. Le 17 août, les agressions contre les ouvriers italiens tournent à la tragédie lorsque la gendarmerie, dépassée par les événements, escorte les travailleurs italiens vers la ville d'Aigues-Mortes en vue de les mettre  à l'abri dans la tour de Constance puis dans un train pour Marseille. Une partie de la population locale se joint aux sauniers français pour continuer l'agression en pleine ville. Le plus sanguinaire est un nommé Buffard surnommé "le Kroumir" (peut-être suite au service militaire en Algérie). Le bilan est de neuf ouvriers italiens lynchés à mort, de plusieurs disparus et de nombreux blessés.


Dans le contexte de crise économique, les ouvriers des salines reprochent aux  étrangers de venir voler leur pain. A cette époque les Italiens vivant dans l'hexagone sont au moins 300.000 tandis que 6 millions de personnes ont quitté la péninsule dans le dernier quart du XIXe siècle. En France, les immigrés italiens viennent d'abord en voisins puisque les Piémontais sont les plus nombreux. En dehors de Paris, c'est Marseille et les départements du Sud-Est qui les voient principalement s'installer. La xénophobie à l'encontre des « Ritals » est à l'œuvre depuis plusieurs années dans le Midi : les « vêpres marseillaises » de juin 1881 s'étaient ainsi traduites par 21 blessés et 200 arrestations, avec en arrière-plan une tension venue de la politique étrangère : par la signature du traité du Bardo la Tunisie devenait protectorat français et échappait aux ambitions coloniales de Rome. Mais à Aigues-Mortes en 1893, la tension vient directement du marché du travail : on reproche comme toujours aux immigrés de faire baisser les salaires voire d'être des briseurs de grève. Le syndicalisme balbutiant et le Parti ouvrier français de Jules Guesde sont ici impuissants. Et les autorités locales ? Dès le début de la crise, on voit le maire obtenir que la Compagnie des Salins du Midi licencie en bloc sa main-d'œuvre italienne ! Le gouvernement obligera le maire Terras à démissionner.

Mais d'autres conséquences plus graves se déroulent dans de nombreuses villes d'Italie. D'abord des manifestations contre la France évidemment : à Rome, la foule tente ainsi d'envahir l'ambassade française au palais Farnèse. Puis l'action des carabiniers, à Rome et ailleurs, provoque de violentes contre-manifestations, et c'est surtout à Naples que l'agitation populaire se poursuit plusieurs jours durant, avec des incendies de tramways par exemple. Les anarchistes sont les principaux meneurs de ces troubles et peut-être étaient-ils particulièrement nombreux à Naples ? Ce climat contribua à la chute du ministère Giolitti et à son remplacement par Crispi qui renforça la place de l'Italie dans la Triplice auprès de l'Allemagne. En France comme en Italie, les formations socialistes cherchèrent à sortir par le haut des tensions xénophobes d'Aigues-Mortes : c'est le système capitaliste qui est coupable, pas les individus. Au lieu de se tenir à Nîmes, le procès des 17 inculpés (dont un Italien) fut délocalisé loin des passions languedociennes par transfèrement à la cour d'assise de la Charente. Les accusés furent acquittés au terme de quatre jours de procès (27-30 décembre 1893). Un jugement que l'envoyé spécial du Temps jugea "scandaleux".

⇛ Outre les évidentes considérations d'histoire régionale, la lecture de cet essai passionnant est conseillée à tous ceux qui s'intéressent aux questions migratoires alors que les frontières de l'Union européenne sont traversées par des flux d'immigrants légaux et illégaux. La question est aujourd'hui particulièrement chaude en Italie où afflue par mer "toute la misère du monde" selon l'expression de Michel Rocard. Cet essai est aussi  fait pour ceux qui s'intéressent à l'histoire du mouvement socialiste, le Congrès de Bruxelles de 1891 et celui de Zurich en 1893 étant en pleine actualité. Et l'on comprend finalement pourquoi l'Italie s'est retrouvée seulement en 1915 au côté de la France, après avoir longtemps flirté avec les Empires centraux.

Enzo BARNABA
« Morte Agli Italiani ! Il massacro di Aigues-Mortes, 1893 »

Infinito edizioni, 2008, 125 pages.
ISBN 978-88-89602-42-3

••• Site de l'auteur.
••• Gérard Noiriel vient de publier un autre ouvrage sur cet événement. Ecouter sa conférence à la Cité de l'Immigration (4 février 2010) (mp3).
••• Je remercie Enzo de nous signaler l'adresse d'un site internet spécialisé sur ce sujet. 
••• Une « Journée franco-italienne de Réconciliation de la Mémoire » aura lieu à Grimaldi di Ventimiglia – exactement à la frontière franco-italienne  – samedi 24 juillet 2010 à 18 h avec Gérard Noiriel, auteur du Massacre des Italiens,  avec Enzo Barnabà et avec d'autres spécialistes du sujet, ainsi que les maires d'Aigues-Mortes et des communes italiennes où naquirent les victimes, les représentants du Languedoc-Roussillon des régions Piémont et Ligurie.
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Egalement d'Enzo Barnabà : un roman,  "Le ventre du python", déjà chroniqué sur Wodka, traite des migrations d'aujourd'hui.
 
Tag(s) : #HISTOIRE 1789-1900
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