Cette maison, Dar Sbitar, dans un quartier ancien de Tlemcen, c'est celle où habite Omar, un petit garçon de dix ans. Le thème de la grande maison est souvent utilisé comme en coupe illustrative d'une société donnée depuis les romans réalistes du XIXe siècle jusqu'à "La Ruche" de Camilo Jose Cela ou "La Vie. Mode d'emploi" de Georges Perec. Ici, c'est dans le but de montrer l'extrême misère de cette société algérienne et provinciale à travers la famille d'une veuve, Aïni, de ses enfants, Omar et ses deux sœurs, et d'une grand-mère grabataire. L'auteur explore le non-dit et les fissures psychologiques de ce monde clos et sans espoir. Mais à la fin la sirène qui annonce la guerre remue ce petit monde et le sort de sa routine : Omar en oubliera d'aller chercher le pain alors qu'Attyka «une pauvre possédée » prédit la fin du monde dans quarante jours, s'effondre au milieu de la cour : « Le quatorzième siècle ! Satan ! Satan! »
La misère extrême se traduit par l'omniprésence de la faim qui exerce sa dictature sur leur quotidien. Attyka chante aussi «Donnez-moi de l'eau fraîche / Du miel et du pain d'orge » et plus loin Aouïcha et Mériem les deux sœurs d'Omar rêveront de couscous royal. Et quand ce n'est pas la faim c'est la chaleur estivale torride qui, jour et nuit, pèse sur ce petit monde, en plus de l'exploitation coloniale. La situation coloniale est aussi un thème présent dès le premier chapitre quand, à la surprise d'Omar, s'ouvre la parenthèse en arabe dans la leçon de morale de l'instituteur, M. Hassan, sur la patrie. C'est aussi l'arrestation d'Hamid qui tente d'organiser les ouvriers agricoles. L'origine espagnole d'une partie des colons, tel Gonzales le petit patron qui emploie Aïni à coudre des empeignes d'espadrilles, fait que les gamins des rues savent comment interpeller le menuisier ivrogne dans la langue de Cervantès : "borracho" ! Mais toute "lingua franca" est exclue.
Dans ce premier roman, que couronna le prix Fénéon, l'écriture de Mohammed Dib est d'une langue française absolument classique empruntant beaucoup moins de termes arabes (ou berbères) qu'on pourrait s'y attendre vu le sujet. Surtout on ne peut ignorer cet indéniable humanisme avec lequel il nous montre ses personnages. Le prix Nobel, il l'aurait bien mérité, non ?